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Partie III –
Torossian et Villani
lavent plus blanc que Rémi Brissiaud :
« L’hypothèse de l’effet cumulatif »
* *
Plan
de la partie III
Premier contre-exemple
: Apprentissage simultané de la numération et du calcul : « Les 4 opérations
en en CP » … et même en GS.
Deuxième contre-exemple
: « Nombres abstraits / Nombres concrets »
* *
*
[ Remarque préliminaire, suite aux remarques
de certains de mes lecteurs : Dans cette partie et les précédentes, on
peut dire que je fais porter le chapeau à Charles Torossian et Cédric Villani.
Il est certain qu’ils ont pris un certain nombre de positions qui ne sont pas
les leurs sous la pression du ministre, de ses conseillers, de diverses
associations, etc. En ce sens, je leur fais porter le chapeau pour des orientations dont ils ne sont pas les
inventeurs, ce qui peut sembler injuste. Mais ils avaient la possibilité d’agir
autrement et ils ne l’ont pas fait. MD ]
« L’hypothèse de l’effet cumulatif »
apparait à notre connaissance en mars 2019
dans une intervention de Charles Torossian dans une session de
formateurs. Elle est ainsi résumée dans la présentation de cette réunion :
L’hypothèse de l’effet cumulatif au centre du rapport
Pour
Charles Torossian, ce qu'il est important de comprendre, c’est que le système
éducatif est un système multiplicatif, c’est-à-dire cumulatif. De la petite
section de maternelle à la licence, le système se découpe en 18 strates. Les
contenus d’enseignement, et la manière dont l'enseignement des mathématiques
est dispensé, ont un impact sur l’année suivante, et ainsi de suite tout au
long de ces 18 années :
"
Si un peu plus de 2% d'efficacité sont
perdus chaque année, on aboutit à une perte d'efficacité de près de 40% à la
fin de la licence. En revanche si 2% sont gagnés par an, on arrive à un gain de
40% en fin de cycle. C’est ce phénomène, qu'on ne peut observer qu’au bout d’un
temps long, qui explique la baisse spectaculaire des résultats en mathématiques
ces trente dernières années. Ces phénomènes cumulatifs sont liés par exemple au
rallongement des récréations, au temps de mise au travail des élèves, surtout
en éducation prioritaire".
L’objectif
du rapport est de reconquérir un peu d’efficacité de l’enseignement des
mathématiques dans chacune de ces 18 strates, selon la théorie des « petits pas
». Il ne contient donc pas une mesure essentielle, mais plusieurs mesures
importantes. Par exemple, pour le niveau licence, le rapport propose de «
réconcilier » les étudiants avec les mathématiques avant qu’ils entrent en
master MEEF en créant de nouvelles unités d’enseignement. Pour le niveau
collège, une mesure concerne le moment de la séance où la trace écrite doit
être mise en place, etc.[i]
On apprend donc tout d’abord que ce fameux « effet cumulatif » est au centre du rapport Torossian-Villani : il est pour le moins curieux qu’on ne l’apprenne qu’en mars 2019, c'est-à-dire pratiquement un an après la publication du rapport. Autrement dit on a proposé au public pendant un an un rapport qui n’explicitait pas ce qui en était le centre. Peut-on dire : Passons ?
Quelle nouveauté est
importante dans ce rapport ? Je passe l’introduction théorique que fait Charles
Torossian dans son intervention – elle n’est justement pas très solide et l’on
y reviendra si nécessaire mais a
priori on n’a pas besoin d’Archimède pour dire que des petits effets
répétés peuvent avoir un poids certain –
pour passer directement à l’essentiel :
C’est ce phénomène – l’effet cumulatif–, qu'on ne peut observer qu’au bout d’un temps long, qui explique la baisse spectaculaire des résultats en mathématiques ces trente dernières années.
Pour comprendre l’enjeu que représente la
notion d’effet cumulatif, il faut le placer dans le cadre de son existence
historique et donc en revenir à la situation française.
Pendant tout un temps les
organismes chargés de l’évaluation ont affirmé que le niveau montait ; ce
temps n’est pas fini puisque Jean-Luc Dorier écrit encore en 2018 à la
page 57 d’Enseigner les mathématiques,
préfacé par Cédric Villani (Belin):
Le mythe du niveau qui baisse a encore de beaux jours devant lui, mais c’est surtout un problème mal posé.
Que le problème soit bien posé ou non, Jean-Luc Dorier nous dit bien que la baisse de niveau est un mythe. Mais ces organismes évaluateurs ont maintenant admis, au moins pour une partie d’entre eux, que ce niveau baissait. Mais cette reconnaissance pose un nouveau problème puisque à partir du moment où l’on dit que le niveau baisse – et là, il s’agit d’une très forte baisse reconnue en tant que telle par l’appareil, et ce même si elle est encore minorée à mon sens –, il faut bien donner une explication au pourquoi de la chose.
« Les autres ne se posant pas cette question » et ayant donc peu chance d’y répondre, Rémi Brissiaud est quasiment le seul qui a véritablement essayé de déterminer quelle étaient les modifications portant sur les contenus enseignés qui ont abouti à une telle chute de niveau. À mon sens son explication est déficiente notamment parce qu’il veut en permanence « sauver » les principales positions prises par les courants de la psychologie et de la didactique à partir des réformes de 70, ce qu’il formule explicitement puisqu’il propose de « Débattre en héritiers de la réforme de 1970 » [ii]. Il fait donc une critique … finalement assez peu critique des « réformes de 70 », ce qui l’entraine à minimiser également le caractère nocif des réformes qui suivent la réforme de 70, nouvelles réformes marquées, elles, par ce que Rudolf Bkouche appelait à juste titre à mon sens « l’activisme pédagogique » [iii]. Cet activisme pédagogique se met en place à partir de la fin des années 70 et perdure comme orientation centrale de l’enseignement des mathématiques jusqu’à nos jours, la mise en place des laboratoires de mathématiques en étant un exemple caricatural.
Sa caractéristique majeure est
- formellement une mise
en avant anarchique et inorganisée de la résolution de problèmes
- plus précisément au
mieux une minoration mais plus couramment la suppression de tout ce qui,
dans la définition des contenus et des progressions, doit être le noyau de
l’enseignement et des progressions,
c'est-à-dire la construction, comme le recommande le TIMSS, de la
qualité majeure d’un programme au sens large, c'est-à-dire son caractère cohérent.
C’est
cette cohérence des programmes et des progressions sur laquelle se construit de
manière progressive mais réelle celle de l’élève.
Il n’est pas inutile de
s’étendre sur deux conséquences aussi néfastes que peu mises valeur dans la
littérature pédagogique de cette domination de l’activisme pédagogique.
C’est Valerio Vassallo qui a le premier décrit l’école comme « fabrique de l’étudiant oubliant » et son point de vue mérite qu’on y revienne. On peut constater que sur les quarante dernières années, parce que le redoublement coutait trop cher, on a fait passer dans la classe supérieure des élèves qui n’avaient pas la possibilité de comprendre ce qu’on leur enseignait. On a donc « naturellement » des élèves qui ne savent pas mais qui n’ont pas oublié : ils n’ont simplement jamais su.
La notion
« d’étudiant oubliant » décrit
un autre phénomène, l’existence
d’élèves scolarisés à un niveau donné qui ont eu des connaissances précises
mais les ont oubliées. Pour comprendre un peu ce phénomène d’oubli il faut
partir du fait qu’il est beaucoup plus facile de se rappeler de connaissances
organisées, c'est-à-dire avoir des programmes et progressions cohérents, que de
connaissances dans le désordre : on admettra aisément qu’il est plus facile de se rappeler de la
liste des nombres de 250 à 300 si on la met dans l’ordre que si on imagine un
dispositif qui empêche de les dire dans l’ordre (ou dans un ordre). On a compris que le nombre d’étudiants oubliant
se multiplie d’autant plus qu’il n’y pas accès à une structure cohérente
permettant la mémorisation de ses
connaissances. Autrement dit, toute faiblesse sur le caractère nécessairement cohérent
du plan d’études et sur le souci que cette cohérence puisse être au moins
indirectement et ensuite directement intégrée par l’élève produit « des
étudiants oubliant » c'est-à-dire incapables de mémoriser leurs
connaissances.
Mais nous n’avons là que
la première partie du piège. La seconde est plus redoutable puisqu’elle utilise
un remède qui aggrave le mal. Supposons donc un étudiant oubliant. Il y a de
fortes chances que, pour diminuer ses difficultés en mathématiques, on lui
propose
- des activités de
résolution de problèmes anarchiques et inorganisées
- puisque « les
problèmes doivent être concrets », des activités portant plus sur des
compétences – qui s’additionnent plus
qu’elles ne se combinent – que sur des connaissances (qui s’intègrent plus
naturellement pour former un corpus
logique).
Autrement dit, si l’étudiant oubliant subit une remédiation de ce type, il oublie
encore plus et devient d’autant plus rétif « aux mathématiques ».
Peut-on dire alors :
Tout ceci n’est pas grave car ce qu’il a subi n’a de mathématique que le
nom ?
L’angoisse devant les mathématiques est un sujet récurrent depuis plus d’un siècle. On peut constater qu’il n’y a pas d’angoisse équivalente face à l’histoire, aux sciences naturelles ou à l’anglais[v]. Ceci pousse à penser que cette angoisse des mathématiques est liée à une particularité fondamentale de cette matière. Et à ce jeu, la plus importante particularité des mathématiques étant l’emploi d’un système de pensée extrêmement cohérent basée sur la notion de preuve, il n’est pas aberrant de penser que c’est justement l’incapacité à maitriser ce caractère des mathématiques qui a un rôle fondamental dans l’existence et la croissance de « l’angoisse face aux mathématiques ». Rajoutons qu’il est sûr qu’un élève qui se trouve dans cette situation ne trouvera pas ludique les mathématiques, ce qui est ici un symptôme. Et une remédiation qui consiste à lui rendre ludique les mathématiques sans l’aider à se construire un système de pensée cohérent ne soignera – peut-être et au mieux – que le symptôme pour une période de plus réduite. [Pour plus de détails, voir dans la Partie I le chapitre C) De bons programmes sont avant tout des programmes cohérents]
Ceci dit l’explication de la baisse de niveau par Remi Brissiaud repose sur ce qu’il appelle « le basculement de 1986 » qui serait une conséquence, exclusive selon lui, de la publication en 1986 d’une circulaire sur l’école maternelle dans laquelle on lit :
« Progressivement, l’enfant
découvre et construit le nombre. Il apprend et récite la comptine
numérique. »
Je reviendrai en détail,
car le sujet est sérieux, sur le rôle qu’une telle directive peut jouer dans la
baisse drastique de niveau en calcul que l’on a pu constater. Ce que l’on peut
dire pour l’instant qui ne sera argumenté qu’ultérieurement :
i) il faut revenir sur l’analyse que fait Rémi
Brissiaud des dangers de cette directive,
ce qui inclue l’estimation du rôle que peut jouer la connaissance de la
comptine numérique dans l’apprentissage du comptage et du calcul
ii) il semble globalement
impossible que la dégradation du niveau
conséquente à cette directive de 1986 ait l’ampleur nécessaire (même par
effet cumulatif !!) pour provoquer une dégradation aussi massive des
capacités en calcul des élèves que celle que l’on a pu constater.
iii) par contre, la
COPREM, qui en 1983 est L’organisme
déterminant pour la rédaction des programmes, écrit à cette date :
Il n'est donc pas très important
d'atteindre une grande fiabilité dans l'exécution sur papier des opérations: en
cas d'urgence, on pourrait se procurer pour une somme modique (quelques paquets
de cigarettes) une calculette à la boutique du coin
Il semble que le fait
qu’un organisme officiel explique « qu’il
n'est pas très important d'atteindre une grande fiabilité dans l'exécution sur
papier des opérations » ait une influence directe et massive – et
cumulative puisque la négligence
recommandée est constante, continue et répétitive – sur le niveau en calcul
des élèves, en tout cas beaucoup plus importante que ce qui est affirmé dans la minuscule
citation de 1986 exhibée par Remi Brissiaud. Les directives centrales affirment
« qu’il n'est pas très important
d'atteindre une grande fiabilité dans l'exécution sur papier des opérations » et
que l’on peut utiliser des calculettes pour faire les opérations que l’on ne
sait pas faire à la main.
Que faut-il de plus pour comprendre que le
niveau en calcul ne peut que chuter ? Pourquoi Rémi Brissiaud qui connait
cette citation (au moins puisqu’il prétend avoir lu mes textes et que je cite
ce passage régulièrement depuis 1997) ne la mentionne-t-il pas et se
concentre-t-il sur sa citation de 1986 ? Pourquoi – je veux dire pour
quelles raisons mathématiques /théoriques/ pédagogiques – quand la COPREM a
sorti cet article personne n’a réagi
contre ces positions, et Remi Brissiaud pas plus que les autres ? Mon
opinion, au vu de ce que j’ai pu « observer en direct » et comprendre
à la lecture des textes officiels est que les autorités responsables partageaient
à 99 % ces positions (ce qui est de plus la seule explication au fait que
l’APMEP – entre autres – ne mentionne pas cette position dans les bilans
qu’elle fait de son histoire).
Quoi qu’il en soit, on peut constater que la position de Rémi Brissiaud sur la baisse du niveau manque d’arguments sérieux. Elle fragilise ainsi l’orientation proposée par le rapport Torossian/Villani si ceux-ci s’appuient explicitement ou même implicitement sur elle.
Il
est donc naturel que les auteurs du rapport cherchent une autre problématique
explicative de la baisse de niveau.
Cette problématique vient
d’un cahier de charges : elle ne doit pas être basée sur l’importance des
programmes et sur l’histoire de l’enseignement des disciplines puisque, en ce
cas, elle va remettre en cause la hiérarchie administrative et pédagogique qui
a depuis les années, participé ou dirigé la mise en place de ces directives. En
ce cas exit Brissiaud comme référence officielle ou semi-officielle : il
agite, même sans avancer des positions véritablement critiques, des sujets que la
hiérarchie et la haute hiérarchie administrative/pédagogique (APMEP, ARDM,
SNUIPP, corps d’inspection…) ne souhaitent pas voir agités car ils sont pour
elle un terrain favorable à la « contestation », pour employer
un vocabulaire soixante-huitard. J’avais bien remarqué, lors de mon audition
par la commission Torossian/Villani que courrait dans les couloirs l’idée,
exprimée sous des formes différentes,
que l’on ne combat pas de front un mouvement, un appareil… Et si la
hiérarchie a commis des erreurs profondes, il est évident qu’elle va s’opposer,
de front, à toute critique : et
ce sage conseil consistant à ne pas s’opposer de front aboutit à la
non-critique – et même à la protection – des erreurs précédentes et à leurs
perpétuations.
Et là « l’hypothèse de l’effet cumulatif »
remplit – non pas bien car
elle est hautement critiquable, on va le voir – mais beaucoup mieux que les arguments de
Rémi Brissiaud, le cahier de charge/agenda de Charles Torossian et Cédric
Villani.
Rappelons tout d’abord ce qui est écrit supra dans la partie II (Torossian et Villani lavent plus blanc : La question des programmes)
On
y reviendra d’un autre point de vue mais
d’un point de vue strictement managérial, on peut d’ores et déjà dire que « l’hypothèse
de l’effet cumulatif » mis en avant par Charles Torossian est un recyclage boiteux
d’une partie de l’argumentation d’évitement pratiquée par les IPR, IDEN et
divers formateurs dès les années 1980. Lorsque l’on commençait à évoquer leurs
responsabilités dans l’élaboration et la mise en place de contenus pédagogiques
fortement toxiques et lorsque l’on faisait remarquer à ces autorités
pédagogiques qu’il ne fallait pas s’étonner des performances médiocres des
élèves en calcul au vu de ce qu’ils avaient fait en primaire et qui était
entièrement conforme aux recommandations officielles des programmes défendus
par eux, ils orientaient rapidement – et le plus souvent fermement – la conversation vers tout ce qui évitait ces
questions pour la déplacer vers la tenue du cahier de texte, les pertes de
temps à l’interclasse, le mode de correction des copies, la nécessité du
caractère ludique des mathématiques, le travail en groupe…
C’est
ce phénomène – l’effet cumulatif–,
qu'on ne peut observer qu’au bout d’un temps long, qui explique la baisse
spectaculaire des résultats en mathématiques ces trente dernières années.
L’effet cumulatif ne peut être observé qu’au bout d’un temps long. Donc quand le niveau baissait depuis les années 70 et que la DEPP expliquait qu’il montait, c’était tout ce qu’il y a de plus normal puisque, comme il s’agissait de l’effet cumulatif, la DEPP ne pouvait l’observer qu’au bout « d’un temps long », qui fut en fait « très long » (Cf. J.-L. Dorier), c’est le moins que l’on puisse en dire.
Voilà pour le passé. Mais « l’effet cumulatif » a un
avenir riche puisqu’il permet d’envisager de futurs avantages: les responsables
pourront, sans inconvénients majeurs pour leurs réputations, mettre beaucoup de temps à
percevoir l’effet négatif de certaines réformes qu’ils ont introduites
s’ils peuvent rattacher à celles-ci « un effet cumulatif » et même
mieux, « un effet cumulatif bien
caché visible seulement sur le très long terme». Et cet effet
cumulatif pourra même être utilisé comme argument à décharge pour des
responsables qui non seulement « n’ont pas pu voir » mais qui surtout
« n’ont pas voulu voir », catégories dont l’intersection n’est pas
vide.. Et lorsqu’ils auront toléré pendant des années des directives
manifestement néfastes, ils pourront dire « Je ne l’avais pas vu mais c’est normal parce que c’était cumulatif ».
Dans cette discussion on
devra cependant oublier, si l’on ne veut pas porter atteinte à la validité
scientifique de l’effet cumulatif,
- que pendant ces 30
années, certains, on ne sait
pourquoi, percevaient dans un temps court,
c'est-à-dire sans attendre le délai prescrit par Charles Torossian, les
effets négatifs des réformes
- que ceux qui
désobéissaient ainsi aux lois scientifiques estampillées Torossian se faisaient
facilement traiter de nostalgiques, de
réactionnaires ou même de fascisants sans attendre que le « temps
long » nécessaire pour avoir un point de vue scientifique qui ait permis
de savoir s’ils l’étaient vraiment.
A priori, on n’a pas, à mon
sens, à nier l’existence de « l’effet cumulatif » puisque en
général « des petites causes répétées peuvent avoir de grands
effets ».
Mais ce qu’avance Charles
Torossian – je dirais l’ECVT « effet
cumulatif version Torossian » ou ECVTV « effet cumulatif version Torossian/Villani » – est une tout
autre thèse qu’il(s) présente(nt) ainsi :
C’est
ce phénomène, qu'on ne peut observer qu’au bout d’un temps long, qui explique
la baisse spectaculaire des résultats en mathématiques ces trente dernières
années. Ces phénomènes cumulatifs sont liés par exemple au rallongement des
récréations, au temps de mise au travail des élèves, surtout en éducation
prioritaire.
Il dit donc explicitement que c’est le fameux effet cumulatif « qui explique la baisse spectaculaire des résultats en mathématiques ces trente dernières années », ce qui pourrait à la limite s’entendre ; mais il dit beaucoup plus puisqu’il affirme que c’est ce phénomène et pas un autre qui a un rôle central dans la catastrophe. Ce n’est pas trahir le raisonnement de Charles Torossian que de formuler ainsi sa pensée : il n’y pas d’autres facteurs que ceux à effet cumulatif – qui sont donc des facteurs mineurs - qui ont joué un rôle dans l’évolution néfaste du système scolaire français.
Et Charles Torossian précise
bien :
Donc la chute spectaculaire des résultats des français en mathématiques
aux évaluations n'est pas due à un changement majeur du système, c'est une
petite perte dans chacune des strates et les petites pertes elles sont écrites
dans ce rapport
Il n’y a pas eu de de changement majeur du système et il ne peut donc y avoir de responsables de changements majeurs du système. La hiérarchie est sauvée et le rapport Torossian-Villani lave donc plus blanc.
À moins qu’il y ait eu
des changements majeurs négatifs … [passés au-dessous des
radars qui ce jour-là avaient été malheureusement réglés pour ne rien repérer
en dessous de 30000 mètres ?].
4) L’effet cumulatif. Un
contre-exemple : la COPREM en 1983.
Prenons la déclaration
que fait en 1983 la COPREM, Commission
Permanente de Réflexions sur l'Enseignement des Mathématiques,
commission qui avait un rôle central
dans la définition des contenus disciplinaires. La COPREM écrit donc :
La maîtrise parfaite des "quatre opérations" effectuées sur papier n'est plus de nos jours une nécessité absolue en soi, puisque le cas échéant la machine peut jouer un rôle de "prothèse pour le calcul". Il n'est donc pas très important d'atteindre une grande fiabilité dans l'exécution sur papier des opérations: en cas d'urgence, on pourrait se procurer pour une somme modique (quelques paquets de cigarettes) une calculette à la boutique du coin[vi].
Cette citation de la COPREM nous invite à tester la problématique de Charles Torossian et Cédric Villani sur cet exemple pratique et réel. Dans la baisse de niveau en calcul, quel est le facteur le plus important ?
- la directive
centrale : « il n'est donc pas
très important que les élèves atteignent une grande fiabilité dans l'exécution
sur papier des opérations »
- les phénomènes
cumulatifs « liés par exemple
au rallongement des récréations, au temps de mise au travail des élèves »
Si les élèves ont des
difficultés en calcul, la thèse de l’effet cumulatif ne nous dit-elle pas qu’il
suffit de raccourcir les recréations, le temps de mise au travail, de bien
placer le moment où l’on laisse « la trace écrite », de s’assurer que
les élèves aient tous leur matériel, etc. pour que le niveau remonte en
calcul?
Question très précise au duo cumulatif Torossian / Villani :
la directive sur la maitrise des opérations posées proposée par la COPREM participe-t-elle « d’un changement
majeur du système » ?
Si oui, l’affirmation de
Charles Torossian selon laquelle il n’y pas eu de changement majeur du système
est fausse et il doit en tirer quelques conséquences qu’il voudra bien, je
suppose, nous communiquer.
Si non, il va falloir
expliquer pourquoi l’affirmation « il
n'est donc pas très important que les élèves atteignent une grande fiabilité
dans l'exécution sur papier des opérations » est une affirmation quasiment sans importance.
Résumons ce que sont
censés nous aider à comprendre Charles
Torossian et Cédric Villani (et c’est
vrai qu’il faut « un peu de pédagogie » pour ce faire, la pédagogie
étant, en ce sens bien propagé par les médias, tout type de raisonnement qui
rend vrai ce qui est faux) :
- il est normal que la DEPP n’ait pas vu la
baisse en calcul, car « les experts » ne pouvaient pas
avoir un avis scientifique avant « un temps long ». On peut toutefois objecter que si l’on peut
comprendre cet argument, on ne peut que s’étonner alors du fait que la DEPP ait vu « sur le même temps non long » que le
niveau montait et ait clamé aussitôt cette analyse à tout vent.
- selon ce que déclare
explicitement Charles Torossian : « la chute spectaculaire des
résultats des français en mathématiques aux évaluations n'est pas due à un
changement majeur du système »
Comment la commission
arrive-t-elle à faire croire qu’il n’y a pas eu de réformes majeures du système
ayant des effets fondamentalement nocifs depuis les années 60 ? La recette
est assez simple : il suffit de ne pas mentionner celles qui existent ou
s’arranger pour leur faire le moins de publicité possible…
L’existence d’un seul
changement majeur du système participant massivement à la chute des résultats en mathématiques – en l’espèce
la position de la COPREM en 1983 –
suffirait pour montrer la fausseté de la position de Charles Torossian et Cédric Villani. Mais on
va faire bonne mesure en exhibant deux
mesures supplémentaires qui,
chacune, représentent un changement majeur négatif du système. Ce sera
largement suffisant pour montrer que l’affirmation de Charles Torossian selon laquelle « la chute spectaculaire des résultats
des français en mathématiques aux évaluations n'est pas due à un changement
majeur du système » est fondamentalement fausse et même plus
exactement une pure ânerie.
Premier
contrexemple : Apprentissage simultané de la
numération et du calcul : « Les 4 opérations en
en CP » … et même en GS.
Jusqu’en 1970
l’école suit le principe du Calcul
intuitif cher en particulier à
Ferdinand Buisson qui dit : le
nombre étant un objet comme un autre et la connaissance d’un objet revenant la
connaissance des liens qu’il entretient avec les autres objets, connaitre un
nombre c’est connaitre les liaisons qu’il entretient avec les autres nombres,
c'est-à-dire connaitre les opérations puisque ce sont elles qui réalisent les
liens entre les nombres. Dans l’article Calcul intuitif Ferdinand Buisson explique que la première
conséquence de ce principe est l’abandon « de l’antique usage d’apprendre successivement aux élèves d’abord
l’addition, puis la soustraction, puis les deux autres règles » ce qui
revient entre autres à pratiquer la multiplication et la division dès le début
de l’enseignement de la numération, c'est-à-dire en CP et même en GS. Cet
apprentissage se fait jusqu’au CP
- en se limitant aux multiplications
et divisions par 2, 5 et 10 ce qui est suffisant pour comprendre la
définition et le sens de ces opérations**
- en posant les
opérations, y compris pour la division
avec la potence puisque la
compréhension, en fin de CP, de la pose de la division de 33 par 5 sous la
forme
33 | 5
3|6
ne
pose aucun problème**.
[Les deux affirmations
suivies de ** « ne font pas partie du discours scolaire
officiel », !!]
Actuellement, les spécialistes officiels de la division nient
de différentes manières la possibilité « d’enseignement des quatre
opérations en CP ». La tendance générale est à prétendre que ce qui était
enseigné avant 1970 sous le nom de division n’était pas en fait l’enseignement
de la division puisque l’on n’enseignait pas
la division « nombre de parts » et la division « valeur d’une
part ». On (re)montrera ultérieurement que cet argument maintes fois
répété par Rémi Brissiaud est tout simplement faux et sans valeur.
Quoi qu’il en soit
- les quatre opérations au sens défini ci-dessus ne seront plus jamais
simultanément au programme du CP jusques
et y compris les programmes actuels.
Dans cette logique, sorte de
cycle infernal d’allègement qui s’autoalimente, l’on arrive même au
point où les projets de programmes produits en 1999 par la commission Roland Charnay proposent – pour
le CM2 – de « rester dans le champ de la
table de multiplication liée au diviseur (si on divise par 6, le dividende ne
dépassera pas 60) » [BO Spécial 7 du
26 août 1999]. Vous avez bien lu, la division de 37 par 3 y est
hors programme du primaire.
- cette tendance lourde
commence à la publication du programme de maths moderne en 1970 qui limite explicitement
l’enseignement du calcul en CP à la seule addition.
- on peut remarquer que,
pour la division, le niveau souhaité par Roland Charnay en fin de primaire est,
en gros, celui exigé en fin de CP pour les programmes d’avant 1970.
Donc question à Charles Torossian et Cédric Villani : la
limitation de l’enseignement du calcul en CP à la seule addition et les conséquences
de cette mesure est-elle un « changement majeur du système » ?
Dans
le sous-chapitre qui suit, on fera référence à ce que j’appelle des
« notions / définitions classiques de l’arithmétique de base du
primaire » et en particulier ici à « la définition classique de
« nombre concret / nombre pur » et à « la définition classique de
la multiplication ».
Ces
deux définitions proviennent du manuel Arithmétique
et système métrique Cours Moyen de
V. Brouet et A. Haudricourt (Librairies-Imprimeries réunies, Paris,
1912, 346 pages.)
Nombre
concret / nombre abstrait
2. – L’unité est une
quantité connue qui sert à mesurer à évaluer toutes les quantités de la même
espèce qu’elle.
Ex. : Si l’on compte les
tables de la classe, les arbres de la cour, l’unité est une table, un arbre.
3. - Un nombre est le résultat obtenu en comparant une quantité à son
unité.
Il est concret s’il désigne l'espèce d'unité, comme 12 litres
; il
est abstrait s’il ne désigne pas l’espèce d’unité, comme 12.
Multiplication
Sens de
l'opération
68 - La multiplication est une opération par laquelle on répète un
nombre appelé multiplicande autant de fois que l'indique un autre nombre
appelé multiplicateur.
Le résultat se nomme produit.
[…]
70 - Le multiplicande et le multiplicateur se nomment les facteurs
du produit.
71 - La multiplication s'indique par le signe × (multiplié par) qui
s'écrit entre les nombres à multiplier : 8 × 5 (8 multiplié par 5).
72 - La multiplication n'est qu'une addition
abrégée.
73 - Le multiplicande est
toujours un nombre concret,
c'est-à-dire qui exprime des objets déterminés, comme des arbres, des mètres,
des francs, etc.
74 - Le multiplicateur est un
nombre abstrait, qui indique seulement
combien de fois on répète le multiplicande.
75 -Le produit exprime
toujours des unités semblables à celles du multiplicande.
Technique de l’opération…
Remarques
1)
Classique ? : J’aurais pu
prendre ces définitions dans n’importe quel manuel jusqu’à la fin des années
30, c’est une des raisons qui motive le qualificatif de
« classiques ».
2) Reference 69 : Vous pouvez constater que, dans la définition de la
multiplication, il manque la référence 69. Cet oubli est volontaire car à mon
sens – mais cela mérite discussion – la définition 69 est beaucoup trop difficile pour le début du
primaire mais elle convient tout à fait pour les CM et les deux premières
années de collège.
Quoi
qu’il en soit, voici la définition 69 :
69 -On définit encore la multiplication ainsi :
La multiplication est une opération qui a pour but de trouver un nombre
appelé produit (p) qui soit par
rapport au multiplicande (m) ce que le
multiplicateur(M) est par rapport à l'unité (u).
[Autrement dit
=
, MD]
3) Nombre concret : lorsque les textes d’arithmétique du primaire emploient
« nombre concret » ils l’utilisent strictement au sens de « s’il désigne l'espèce d'unité, comme
12 litres ». Donc tous les auteurs qui ont employé et emploient encore
comme argument contre l’utilisation de la notion de nombre concret le fait
« qu’un nombre ne saurait être
concret » - par exemple les rédacteurs des programmes de 70 ou Stella
Baruk - montrent un mélange de mauvaise
foi et/ou d’inculture. Mauvaise foi parce qu’ils connaissent en 1970 la vraie
définition de nombre concret. Inculture et mauvaise foi car
- la question est très claire en anglais où
nombre concret peut se traduire certes par concrete
number mais aussi par named numbers.
-
la notion de nombre concret (et la définition de la multiplication donnée supra) ne sont pas des lubies de
Ferdinand Buisson mais bel et bien des notions étables et dominantes depuis
bien longtemps (ce sont d’autant plus des classiques)
et qui sont en particulier déjà définies ainsi dans l’Encyclopédie
d’Alembert/Diderot.
L’encyclopédie
d’Alembert / Diderot
Voici
les définitions de nombre concrets et multiplication donnés dans l’Encyclopédie
Nombre concret est opposé à nombre abstrait: c'est un nombre par
lequel on désigne telle ou telle chose en particulier. Voyez Abstrait. Ainsi quand je dis trois en
général, sans l'appliquer à rien, c'est un nombre abstrait ; mais si je dis
trois hommes, ou trois heures, ou trois piés, &c. trois devient alors un
nombre concret […].
Multiplication s. f. en Arithmétique, c'est une opération par
laquelle on prend un nombre autant de sois qu'il est marqué par un autre, afin
de trouver un résultat que l'on appelle produit. Si l'on demandoit, par
exemple, la somme de 329 liv. prises 58 sois ; l'opération par laquelle on a
coûtume, en Arithmetique, de déterminer cette somme, est appellée
multiplication. Le nombre 329, que l'on propose de multiplier, se nomme multiplicande
; & le nombre 58, par lequel on doit multiplier, est appellé multiplicateur
; & enfin on a donné le nom de produit an nombre 19082, qui est le résultat
de cette opération. Voici comment elle s'exécute […].
Fin
de Nota Bene
* *
La méthode intuitive
chère à Ferdinand Buisson – et même plus
précisément en ce cas à Pestalozzi, même si nous ne citons que Buisson qui écrit
trois quarts de siècle après Pestalozzi – inspire la structuration des
programmes d’arithmétique de 1880 à 1970. Ainsi Ferdinand Buisson, directeur de
l’enseignement primaire de 1879 à 1896,
pose la priorité absolue de l’enseignement du nombre concret :
En arithmétique,
on ne commence pas par lui révéler les nombres abstraits, leurs rapports et
leurs lois: c'est sur les objets concrets qu'on exerce d'abord son attention
Ferdinand
Buisson, Intuition et méthode intuitive,
Dictionnaire
de pédagogie et d'instruction primaire, Hachette, 1887. Partie I, Tome 2, p.1374
à 1377.
Cette perspective commence l’enseignement de
l’arithmétique
i) en distinguant
-
les
nombres concrets, ceux qui sont, oralement ou par écrit, suivis
du nom de l’unité qu’ils représentent: 3 mètres ; 5 billes ; 2,3
kg,
litre ou
cm
-
les
nombres purs, ceux qui ne sont pas, oralement ou par écrit, suivis
du nom de l’unité qu’ils représentent : 3 ; 5 ; 2,3 ;
ou
ii) en commençant par les
nombres concrets et
non par les nombres abstraits,
ce qui signifie que,
- fondamentalement on enseigne 3
litres, 3 billes… avant d’enseigner 3. Notons cependant que, puisque
les notions de nombres concrets et nombres purs sont liées, il ne peut
qu’exister des inversions, non graves si elles ne sont pas systématiques. Un
exemple de ces inversions est la
connaissance par l’élève de la comptine
numérique – qui est de l’ordre des nombres purs – comptine apprise par
exemple à la maison avant le début scolaire de l’enseignement des nombres
concrets.
-
on
commence théoriquement par la notion d’unité, qui est « ce
que l’on compte » ou « ce que l’on va compter »
-
on commence à 1 bille et pas à « zéro bille »
-
on ne change pas d’unité en cours de route
-
on
commence pratiquement, c'est-à-dire face aux élèves, en demandant avant
tout comptage : Qu’est-ce que vous
allez compter ? Je compte des billes : 1 bille, 2 billes, 3
billes…
Autrement dit
- la notion fondatrice de l’arithmétique primaire est la notion d’unité,
- elle permet ensuite
définir/utiliser :
-
d’abord
le nombre concret, qui lui permet de définir l’addition (de deux
nombres concrets)
-
puis
le nombre abstrait,
indispensable pour introduire la notion de « fois » ou de « nombre
de fois », c'est-à-dire la notion de multiplicateur et donc
celle de « multiplication classique »
comme expliqué supra dans Nota bene.
Cette présentation étant
faite on peut s’intéresser à ce qui distingue le calcul sur les nombres purs et
celui sur les nombres concrets :
Si
l’on se limite aux nombres purs,
on peut effectuer n’importe quelle opération portant sur deux nombres
quelconques, sauf la division par zéro[vii].
Si l’on passe au
nombre concret
« 3 m » qui contient plus de données que le nombre pur 3, on peut
subodorer que ce surplus d’informations va limiter les possibilités
d’opérations effectuables sur un couple
quelconque de nombres concrets. Le calcul sur
les nombres concrets est donc en ce sens plus régulé – c'est-à-dire soumis à
plus de règles, limitatives par essence – que le calcul sur les nombres purs.
Mais ce sont ces limitations qui font sa richesse et le fait que « l’on ne puisse pas écrire ou dire 3 dm + 4 kg »
en est un exemple (mais je l’ai écrit !, ce qui veut dire que
« cette écriture n’a pas de sens », « n’a pas de sens physique », ce qui veut
dire ….) Ajoutons que le calcul sur les nombres concrets est une des bases de
l’analyse dimensionnelle : il s’agit d’un des principaux outils de
résolution d’abord des problèmes d’arithmétique du primaire et de la physique y
compris de haut niveau. On doit en
enseigner le début en primaire en expliquant « on
n’ajoute pas des vaches et des cochons ». Et l’on ne doit pas oublier
ce qu’en disait le fameux physicien John
Archibald Wheeler : « Never
calculate without first knowing the answer ». Autrement dit : ne pas se
lancer dans un calcul, qui plus est compliqué, sans avoir trouvé au préalable,
avec l'analyse dimensionnelle, la forme qualitative du résultat. Par exemple,
si l’on divise des km par des heures on va trouver des km/h et c’est fort
encourageant si l’on cherche une vitesse (et beaucoup moins si l’on cherchait une
distance).
[Repris, ainsi que
la suite en partie, de Michel Delord, CQFD :
Comprendre les questions fondamentales disciplinaires, Images des maths,
18/11/2017.
P.
Jacquemier, membre important de l’APMEP et rédacteur des programmes du primaire
de 1970 nous disait en 1972 :
« Les Instructions de 1945 parlent en plusieurs endroits de "nombres concrets". Cette
expression […] est proprement antinomique, car un nombre ne saurait être
concret »[viii]
Remarquons d’abord que P. Jacquemier, pour
limiter, consciemment ou non, le poids et la nécessité des nombres concrets, limite
les domaines dans lesquels ils sont censés exister :
- L’expression « nombre concret »
avec le sens que j’ai indiqué n’est pas une lubie de Buisson ou des auteurs des
programmes de 45 mais une notion centrale dont l’emploi est général et dont le sens est stabilisé au moins depuis la
publication de l’Encyclopédie qui y consacre un article (voir supra)
- Ce ne sont pas seulement les IO de 1945
qui mentionnent les nombres concrets : en effet aux IO de 1945 sont
jointes les directives sur le sujet édictées par le BIPM (Bureau International
des Poids et Mesures) qui sont valables internationalement pour tous les
secteurs de la société et pas seulement l’école.
Ceci dit, P. Jacquemier s’appuie sur le fait
incontestable que les mathématiques sont abstraites pour suggérer qu’un nombre,
qui est mathématique, ne peut être le contraire c'est-à-dire concret. Discours
on ne peut plus formel qui est d’autant plus irresponsable que P. Jacquemier
connaît, comme tout le monde à l’école à cette époque le sens qui est donné à nombre concret dans l’arithmétique du
primaire. Et il s’agit d’une position importante et récurrente puisqu’on la
retrouve encore de nos jours (notamment sous la plume de Stella Baruk mais pas
seulement...)
Donc exit les nombres concrets. L’agenda des partisans des
maths modernes vise
i) l’abandon des opérations sur les grandeurs, qui entraine structurellement une atrophie de la capacité à
« résoudre les problèmes » puisque « les problèmes
d’arithmétique » ne font plus partie du champ conceptuel enseigné. La
coupure avec la physique n’est qu’un cas particulier de ce phénomène et le fait
de ne plus poser de « problèmes de
robinets qui fuient et de trains qui se croisent» a permis une baisse
invisible du niveau en calcul.
L'abandon des
« opérations sur les grandeurs » est bien la mutation fondamentale apportée par les
programmes transitoires, c'est lui qui transforme profondément les démarches de
la pensée dans l'enseignement élémentaire.[ix]
ii) le refus de l’appui sur la mesure pour introduire les nombres,
Les naturels ne sont plus liés à la mesure des
objets du monde physique et, surtout, les opérations sur les naturels ne sont
plus tirées des opérations sur les « grandeurs » du monde physique ou
de l'univers quotidien telles que longueurs, poids, prix, capacités.[x]
iii) le refus de toutes les formes d’analyse dimensionnelle qui sont présentées comme des
obstacles à la compréhension des élèves (ici de plus le choix des exemples est franchement malhonnête)
Une pédagogie ancienne, mais pas
disparue, fait dire : « Si tu veux trouver des litres, il faut que tu
commences par des litres ». C'est peut-être de tels dogmes, un tel
arbitraire, de tels entraînements mentaux, qui empêchent les enfants de
comprendre. En voici d'autres : quand on divise des francs par des francs, on
ne doit pas trouver des francs ; quand on divise des litres par des vases, on
trouve des litres.[xi]
Notons que, à ma
connaissance sur les trois exemples donnés
- le premier « Si tu veux trouver des litres, il faut que
tu commences par des litres » est la déformation, visant à ridiculiser le
calcul sur les grandeurs, du principe tout à fait vrai dans une classe qui,
dans la multiplication classique en ligne, écrit d’abord le multiplicande :
« Si tu sais que tu dois faire une
multiplication et si tu veux trouver des litres, il faut que tu commences par
des litres »
- le troisième,
suffisamment ridicule, « Quand on
divise des litres par des vases, on trouve des litres » est
entièrement inventé par l’auteur pour les besoins de la cause
- le deuxième « Quand on divise des francs par des francs,
on ne doit pas trouver des francs » est un véritable exemple très
utile, qui m’a d’ailleurs était enseigné dès le CE2 : il permet
d’écrire la division qui donne le nombre de parts. La forme sous laquelle il
m’a été enseigné, plus précise, était la
suivante « Quand on divise des
francs par des francs, on ne trouve pas des francs mais un nombre de fois ».
* *
Globalement,
- les réformateurs de 1970 ont
avancé, sur des questions fondamentales, des positions qui sont une
régression par rapport à ce qui se faisait depuis en 1880 et ont pris le
contrepied exact des positions progressistes des partisans de la méthode
intuitive
-
avant Jules Ferry, « les quatre opérations en CP »ne figurent pas au programme;
on les introduit en 1880 et les maths modernes les suppriment en 1970; ici les maths modernes représentent une régression
par rapport à l’époque de Jules Ferry
-
la principale position des partisans de la méthode intuitive, depuis la fin du
XVIIIème siècle est de dire qu’il faut commencer l’enseignement de
l’arithmétique par les nombres concrets ; les réformateurs de 1970 commencent
par les nombres abstraits et suppriment les nombres concrets du programme du
primaire. Ici les maths modernes représentent une régression par rapport à ce
qui précède, de plus d’un demi-siècle, l’école de Jules Ferry
- la critique faite aux maths
modernes entre 1970 et 1980 est insuffisamment critique, ce qui fait que de très
nombreux éléments théoriques extrêmement négatifs datant de cette époque
sont toujours présents dans les positions actuelles du ministère et des organes
qui le soutiennent.
Les remarques faites supra sur la COPREM, sur l’abandon en 1970 à la fois des quatre
opérations en CP et des opérations sur les grandeurs ne sont que des remarques
et pas une histoire de ces phénomènes. Cette
histoire est certes à faire – je m’y emploie – mais il s’agissait ici
simplement d’induire quelques doutes sur la validité de l’affirmation faite par
Charles Torossian :
Donc la chute spectaculaire des résultats des français en mathématiques
aux évaluations n'est pas due à un changement majeur du système, c'est
une petite perte dans chacune des strates et les petites pertes elles sont
écrites dans ce rapport
La courte étude sur les
notions de nombres purs et de nombres concrets n’est donc pas un travail historique de ces notions mais au vu de l’importance
du sujet il me semble qu’il faut rajouter quelques conclusions auxquelles je
suis arrivé mais qui ne seront pas argumentées ici. En voici quelques-unes en
(très) bref :
1)
Les théoriciens des maths modernes expliquent que « l’abandon
des opérations sur les grandeurs est bien la mutation fondamentale »
de cette réforme
2) Il y a bien suppression des « opérations sur les
grandeurs » mais ce n’est pas le changement le plus profond
3) Cette suppression s’accompagne d’une suppression
beaucoup plus fondamentale, celle de la notion d’unité sous une double
forme
- en général
pour le début de l’enseignement, ce
qui fait que l’on ne sait pas ce que l’on compte, ce qui non seulement
n’inquiète par l’APMEP en 1972 mais la réjouit :
« Au départ [de l’enseignement du comptage], rien
ne paraît changé. On a toujours présenté les naturels à partir de collections
d'objets. Même si on remplace le mot de collection par celui d'ensemble, le
sens reste le même [C’est faux. J’y reviendrai, MD]. Mais déjà nous voyons que
les objets de l'ensemble doivent être distincts, qu'ils n'ont pas à être tous « pareils », « de même nature » [Souligné
par moi, MD], et qu'il est souhaitable d'utiliser des ensembles d'objets bien
différents et point trop intéressants affectivement. »
- pour désigner 1 : vous pouvez constater,
aussi effarant que cela puisse paraitre, qu’aucun manuel pour élève ou pour la
formation des enseignants ne dit « 1 est l’unité » (indépendamment du
nom unité utilisé comme nom de classe ou comme nom d’ordre). Je prends un exemple dans
un livre considéré comme de bon niveau « Enseigner les mathématiques à
l’école primaire » d’Annie Noirfalise et Yves Matheron : sur les 300
pages du tome « Les 4 opérations sur
les nombres entiers », on n’explique JAMAIS que 1 est l’unité (des
nombres purs).
4) Les programmes de 1970 écrivent
Les phrases telles que :
8 pommes + 7 pommes = 15 pommes.
n'appartiennent en fait, ni au langage mathématique,
ni au langage usuel.
Cette affirmation est extrêmement floue : « 8
pommes + 7 pommes = 15 pommes » est une « phrase »? Cette
« phrase » n’appartient pas au « langage usuel » ? Le
« langage mathématique » contient-il des « phrases »? Remarquons
que quand ils sont gênés aux entournures,
les rédacteurs des maths modernes qui se targuaient d’une
pureté langagière quasi absolue, écrivent les plus grosses âneries.
Ceci dit la forme impérative de l’affirmation - donnée
sans aucunes explications - signifiait bien et clairement que l’on n’écrivait
pas les unités dans les calculs. Mais cette interdiction n’était qu’un indice/symptôme
d’une problématique erronée. Or lorsque
l’APMEP et Rémi Duvert publient « Faut-il
mettre les unités dans les calculs » (APMEP 436) ils se focalisent sur
le symptôme[xii].)
Cette attitude – considérer que les textes de 1970
attaquaient l’écriture sans s’intéresser au sens et à l’oral– permet d’abord de
minimiser la critique des maths modernes en réduisant le problème à une simple question d’écriture : Rémi
Brissiaud s’en servira explicitement, au détour d’un raisonnement, en faisant
remarquer que si l’écriture des unités était effectivement interdite on pouvait
toujours « les dire » :
[…] on a continué à dire dans la classe que : « 4
pommes plus 3 pommes égalent 7 pommes », même si on écrivait seulement
l’égalité sans les unités […]
Rémi Brissiaud : Il
faut refonder l'apprentissage des nombres en maternelle, 12 nov. 2012[xiii]
Bien sûr, Remi Brissiaud ne donne aucune preuve de ce
qu’il avance et il semble oublier que les nombres concrets étaient déjà
interdits oralement. Il était en effet interdit initialement de dire 4 pommes (il fallait dire : le
nombre de pommes est 4) et on se demande bien, dans ces conditions, pourquoi on
aurait pu « dire » « 4 pommes
plus 3 pommes égalent 7 pommes ».
5) On ne pourra avancer plus dans la
critique, hors même des questions de vocabulaire, tant que l’on n’aura pas abordé
au moins
- la structure logique/arithmétique qui sous-tend le fait de présenter dans des chapitres séparés d’un côté les nombres et de l’autre côté les
grandeurs et les mesures, en commençant de plus par les nombres. On
trouve cette structure dérivée directement des maths modernes aussi bien dans
les programmes officiels que dans le
vadémécum des RMC qui dans l’AXE II place bien au premier plan « 1. Nombres et Calcul [Mesure 11] »
et en deuxième position « 2.
Grandeurs et mesures »[xiv] []
- le choix
d’enseigner « les grandeurs avant
leurs mesures ». Je ne
développe pas ici mais on peut lire, en attendant, « Mon papa, lui, ne fait pas comme ça » ou « Jojo viole les
lois de la didactique »[xv]
Michel Delord, le 28/02/2020
*
* *
*
[ii] Rémi Brissiaud, Calcul et
résolution de problèmes : le débat avance, 29/06/2006
[iii] Rudolf
Bkouche, L'enseignement scientifique
entre l'illusion langagière et l'activisme pédagogique,
[iv] Valerio Vassallo, La fabrique de
l’étudiant oubliant : Quelques questions se posent, 18 décembre 2015.
[v] Il faut relativiser cette
affirmation car plus l’état général de l’école s’aggrave, plus l’angoisse de
l’échec gagne toutes les matières tout en se mêlant au je-m’en-foutisme qui en
ce cas peut jouer un rôle de réaction assez saine à l’angoisse.
[vi] 1984, FR, Calcul numérique, Commission Permanente de Réflexion sur
l’Enseignement des Mathématiques (COPREM), MEN CRDP Strasbourg Dépôt légal 1987
[vii] Ceci est un gros avantage des
nombres purs qui permet, lorsque l’on a mis un problème en équations, toute une
phase dans laquelle « on se laisse guider par le calcul ». Attention quand
même.
[viii] [APMEP72-JACQ], Philippe Jacquemier, Promenade au long du programme du 2 Janvier 1970 et des commentaires
qui les accompagnent, in La
mathématique à l’école élémentaire, Paris, Supplément au bulletin APMEP n°
282, 1972, 502 pages, pages 43 à 52, page 62.
[ix] [APMEP72-MROB], Marguerite Robert, Réflexions sur le programme rénové : Un nouvel état d’esprit, in La mathématique à l’école élémentaire,
Paris, Supplément au bulletin APMEP n° 282, 1972, 502 pages, page 16.
[x] [APMEP72-MROB] page
15.
[xi] [APMEP72-JACQ] page 63.