jeudi 21 mars 2019


"Mon papa, lui, ne fait pas comme ça"

ou
Jojo viole les lois de la didactique

Début des années 2000 dans un petit village breton:
CE1, leçon de mathématiques sur « la mesure des longueurs »

Le maître fait « ce qu’on lui a appris » pour « construire la notion de longueur » : il demande à ses élèves de mesurer la largeur du bureau avec une bande de papier, de mesurer les dimensions de son cahier en utilisant une gomme etc. etc.

Autrement dit il fait avec quasiment vingt ans d’avance ce que recommandent les programmes consolidés actuels de cycle 2 au chapitre « Grandeurs et mesures » dont voici un extrait (Les passages soulignés le sont par moi)

Dans le cas des longueurs, des masses, des contenances et des durées, les élèves ont une approche mathématique de la mesure d'une grandeur : ils déterminent combien de fois une grandeur à mesurer « contient » une grandeur de référence (l'unité). Ils s'approprient ensuite les unités usuelles et apprennent à utiliser des instruments de mesure (un sablier, une règle graduée, un verre mesureur, une balance, etc.).

On est donc très heureux d’apprendre qu’en sabir administratif  « avoir une approche mathématique de la mesure d’une grandeur » signifie « déterminer combien de fois une grandeur à mesurer « contient » une grandeur de référence (l'unité) ». Et ce n’est qu’ensuite que l’élève peut « s’approprier les unités usuelles » matérialisées par exemple  par une règle graduée.

Donc tout semblait aller bien dans cette visite pédagogique puisque les élèves "s’étaient mis en activité "et que "le maître suivait les directives officielles". Mais lorsque l’on demandait de mesurer divers cahiers en utilisant des gommes ou mesurer la table en utilisant des cahiers, un élève que nous appellerons Jojo ne participait que très peu à cette « mise en activité » et répétait « Mon papa, lui, ne fait pas comme ça ». Au bout d’un certain temps, le maître demande à Jojo « Comment il fait, ton papa ? ».
Et Jojo explique :

Quand mon papa bricole, que je l’aide et qu’il a besoin de connaitre la longueur d’une planche,  il utilise un mètre à ruban et il me demande d’écrire sur un papier la longueur qu’il a trouvé pour ne pas l’oublier.  

Jojo arrivera, et plus rapidement que les autres élèves, à faire tout ce qui devait être fait dans cette séance mais avec un mètre et des centimètres … physiques qui ont de plus l’avantage par rapport aux gommes et aux bandes de papiers, de donner « le même résultat pour tout le monde ».

Mais comment Jean Toromanoff expliquerait-il à Jojo que « Les fractions sont introduites pour pallier l'insuffisance des nombres entiers » ?  [ Référence à "Remarques rapides sur le texte  de 2006" ]
Bonne question ? MD



Remarques rapides sur le texte  de 2006 intitulé
« Compter Mesurer Calculer ou La connaissance intime du nombre »[i]

Pourquoi republier en 2019 un texte de 2006 ?
… Pour de multiples raisons
… et notamment pour la défense de la « méthode globale » en arithmétique.


Le GRIP réédite le texte   de 2006 « Compter Mesurer Calculer … » que vous pouvez trouver ICI . C’est donc un texte vieux d’une petite vingtaine d’années. Il mérite quelques remarques complémentaires actualisées pour deux types de raisons :

1) en 2006 j’avais volontairement omis d’avancer un certain nombre de thèses pourtant fort importantes. Pour être comprises et donc éviter si possible toute mésinterprétation et débat stérile, ces « nouvelles thèses » supposaient en effet un certain nombre de prérequis théoriques que je n’avais pas eu le temps de développer et de documents historiques rares que je n’avais pas eu le temps de scanner. Si, sans explication rationnelle et sans preuves historiques solides, j’avais défendu  publiquement 2006 « la méthode globale  en calcul », ça n’aurait pas fait avancer la compréhension de ma critique de la fausse opposition syllabique/globale pour les méthodes d’écriture-lecture, fausse opposition partagée par les pédagogistes et les républicains. Or cette compréhension était et demeure indispensable justement pour comprendre la nécessité de la « méthode globale » pour l’apprentissage initial de la numération. En bref, pour comprendre pourquoi la « méthode globale » est utile en arithmétique, il faut comprendre pourquoi elle est un  véritable obstacle à la connaissance du français écrit[ii]. Il faut remarquer cependant que
- la méthode globale - la vraie – est un excellent outil d’apprentissage de l’écriture pour les sourds mais c’est un outil difficile à manier ; c’est le contraire qui serait étonnant au vu de la difficulté de cette tâche
-  le débat fondamental ne porte pas sur la lecture mais sur l’écriture car
- si les partisans de la « syllabique » avaient eu une bonne compréhension du problème ils auraient dû, au lieu de se focaliser sur les méthodes de lecture, s’attaquer principalement à « l’écriture globale » car elle ne peut pas exister.
- fondamentalement, Maurice Block,  auteur de la « Méthode Schüler » recommandée par Ferdinand Buisson, montre qu’« on ne peut évidemment pas lire ce qui n’a pas été écrit. Ce que les hommes ont dû inventer, c’est donc l’écriture, le signe visible de la parole : la lecture s’ensuivait nécessairement. »

2) le point de vue central et historique du GRIP affirme : parmi tous les facteurs influençant le développement de l’école, le plus important est la qualité et la cohérence structurelles des programmes et des progressions. De ce point de vue théorique, il n’y a, au mieux, pas de changements depuis les programmes de 2002. Je pourrais en multiplier les exemples et faire remarquer notamment que le rapport Villani nous dit, comme nous le disait déjà en 2002 la commission Joutard / Thélot que les programmes n’ont qu’une importance secondaire et que c’est « le reste » qui est le plus important. De la même manière la simultanéité de l’enseignement de la numération et du calcul dès la maternelle (« les 4 op en CP ») n’est pas plus au programme actuel qu’elle ne l’était en 2002. Et enfin pour faire bonne mesure notons que la structuration des programmes consolidés de 2018 suivant le découpage Nombres et Calcul, Grandeurs et mesures et Espace et géométrie traduit bien une deuxième mort de « L’Arithmétique » d’avant 1970, qui elle était interdisciplinaire,  en séparant notamment  « Nombres et Calcul » de « Grandeurs et mesures » et « Grandeurs et mesures » de « Espace et géométrie »[iii]. On peut également noter, pour s’appuyer sur des éléments récents, que celui qui semble être le spécialiste reconnu des fractions, je veux dire Jean Toromanoff, vient de faire deux  journées de formation  sur ce sujet : sans prétendre faire une analyse globale des positions développées dans ces formations (par exemple ICI) , on peut remarquer des affirmations dont le moins que l’on puisse en dire est « qu’elles réclament quelques éclaircissements » puisque Jean Toromanoff 

- explique que « Les fractions sont introduites pour pallier l'insuffisance des nombres entiers ». Ce n’est pas ce que semble ressentir le Jojo de "Jojo viole les lois de la didactique"

- répond à la question  « Pourquoi travailler sur les fractions en primaire ? » par  «  Pour construire la connaissance des décimaux (et c’est tout...) » 

- affirme « Si on ne travaille que sur l'écriture, on ne travaille pas sur le nombre». Cette affirmation est douteuse à mon sens : à supposer que l’on puisse définir ce que signifie « ne travailler que sur l’écriture », si on travaille sur l’écriture de(s) nombre(s), on travaille bien, quoi qu’il en soit, sur le(s) nombre(s). De plus l’insistance forte sur l’importance à accorder « au nombre » liée à la sous-estimation du rôle dévolu à « l’écriture du nombre » a un lourd passé en didactique des mathématiques puisque c’est au nom de cet argument que, au début des années 1970, l’on a fait apprendre aux élèves de CP  des calculs dans diverses bases avant qu’ils n’aient automatisé  le calcul en base 10.


*          *           *

Ceci dit, même s’il n’y a pas de changements fondamentaux depuis 2006, le texte « Compter Mesurer Calculer … » mérite bien, au bout d’une vingtaine d’années, quelques commentaires supplémentaires que vous trouverez sur le blog SLECC-CQFD, ou aux adresses
etc.
Cabanac, le 20/03/2019
Michel Delord
Lire aussi : Jojo viole les lois dela didactique


Notes de fin

[i] Ce texte est le chapitre III du livre « Lire Écrire Compter Calculer : la pédagogie oubliée » publié en 2006. Il s’agissait d’un  recueil d’articles tirés du « Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire de Ferdinand Buisson ».Le choix des textes et les commentaires sont de Michel Delord et Guy Morel, récemment décédé. 
Vous trouverez l’intégralité du livre et d’autres textes de Ferdinand Buisson à l’adresse 
http://michel.delord.free.fr/dp.html .
Le texte sur le calcul de 2006 est à
  http://michel.delord.free.fr/buissonbook/calcul.pdf

[ii] Pour toutes ces questions lire  un texte court  - une page - :

[iii] Reconnaissons cependant que semble avoir disparu le nocif découpage « Organisation et gestion de données ».