mercredi 1 mai 2019

A propos des laboratoires de mathématiques : Du bon usage d’Emile Borel


A Charles Torossian et Cédric Villani
Aux auteurs des  21 mesures
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Vaut-il mieux mourir des conséquences d’une erreur de calcul ou des conséquences d’une erreur de compréhension ?

Introduction


Le 16 mars 2019 Charles Torossian (@CTorossian_Off) signale la disponibilité sur Wikisouces[i] du texte d’Emile Borel publié en 1904 et intitulé « Les exercices pratiques de mathématiques dans l'enseignement secondaire ». Mais ce texte est surtout connu car il recommande pour la première fois la mise en place de ce qu’il appelle des « Laboratoires de Mathématiques », recommandation reprise dès le début des années 2000 et plus récemment encore dans le rapport Torossian-Villani. On comprend donc que  Charles Torossian publie sur Twitter[ii] une bonne vingtaine de messages reprenant des citations de ce texte historique.
Et même si le choix de citations n’est pas neutre - comme le montre celui effectué par C. Torossian -, on ne peut que le féliciter lorsqu’il fait connaître ce texte puisqu’il fait assurément partie, internationalement, des quatre ou cinq publications les plus importantes traitant de l’enseignement des mathématiques et des sciences.
Et c’est justement au vu de cette importance qu’il est d’autant plus nécessaire de comprendre les utilisations pour le moins douteuses qui en ont été faites pour tenter d’éviter de les reproduire.
L’objet central du texte de Borel n’est pas, rappelons-le, les « laboratoires de mathématiques » mais les « Exercices pratiques de mathématiques dans l'enseignement secondaire », la question des laboratoires n’en étant qu’une partie. On fait obligatoirement un contresens si l’on fait des laboratoires de mathématiques selon Borel un objet à part et qu’on ne le pense pas comme une partie de la réponse à la question globale de la nature des « Exercices pratiques de mathématiques ». C’est la seule manière de traiter sérieusement la question à moins que l’on ne souhaite se servir de la notoriété prestigieuse Emile Borel que pour faire passer sous le nom favorable de « laboratoires de mathématiques » des produits qui en sont le plus souvent l’antagonique direct.
Dans ce cadre le texte de Borel comporte deux parties comme il l’indique lui-même :
J’entre maintenant dans mon sujet [i.e.  Les exercices pratiques de mathématiques dans l'enseignement secondaire, MD] que nous diviserons, si vous le voulez bien, en deux parties, pour la clarté de la discussion. Nous parlerons d’abord de ce que l’on peut tenter de faire sans rien changer aux programmes ni à l’organisation de l’enseignement, de ce que l’on peut faire dès demain ; nous rechercherons ensuite ce qui pourrait se faire si, au lieu de nous trouver en face de programmes, d’examens, de concours, de budgets déterminés, nous nous trouvions devant une table rase.

Nous allons nous intéresser non pas à des questions secondaires mais à deux questions qui sont centrales dans la problématique de Borel.
- pour la première partie, c'est la question « de l’importance à accorder aux erreurs de calcul dans les applications numériques », question que Borel traite en premier.
- pour la deuxième partie la question des « laboratoires de mathématiques dans l’enseignement secondaire »
Nous commençons par la deuxième partie, c'est-à-dire la question particulière des laboratoires de mathématiques.

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I) La commission Kahane perd les menuisiers
On peut citer comme exemple important des interprétations nocives des positions de Borel signalées plus haut  celui qui en est donné au début des années 2000
- par la CREM (Commission de Réflexion sur l’Enseignement des Mathématique) dite commission Kahane
- et par le GEPS (Groupe d’Experts chargés de l'élaboration des Programmes Scolaires) dont la présidente était, pour les mathématiques, Claudine Robert qui était aussi membre de la commission Kahane, ces deux organismes représentant le mainstream de la pensée pédagogique de l’époque.
Pour comprendre l’usage que fait, par exemple la commission Kahane de la notion « laboratoire de mathématiques », il convient de se reporter à ce que dit Emile Borel sur le sujet ; nous sommes obligés de le citer explicitement puisque, étonnamment, les extraits donnés par  C. Torossian ne reproduisent pas ces passages. Emile Borel  nous dit [Comme dans tout ce texte, les soulignés dans les citations sont de mon fait, MD] :
On a déjà deviné quel pourrait être, à mon sens, l’idéal du laboratoire de Mathématiques : ce serait, par exemple, un atelier de menuiserie ; le préparateur serait un ouvrier menuisier qui, dans les petits établissements, viendrait seulement quelques heures par semaine, tandis que, dans les grands lycées, il serait présent presque constamment. Sous la haute direction du professeur de Mathématiques, et suivant ses instructions, les élèves, aidés et conseillés par l’ouvrier préparateur, travailleraient par petits groupes à la confection de modèles et d’appareils simples. Si l’on possédait un tour, ils pourraient construire des surfaces de révolution ; avec des poulies et des ficelles, ils feraient les expériences de Mécanique que nous décrivait M. Henri Poincaré, vérifieraient d’une manière concrète le parallélogramme des forces, etc. Il y aurait dans un coin une balance d’épicier ; de l’eau et quelques récipients permettraient, par exemple, de faire faire aux élèves, sur des données concrètes, les problèmes classiques sur les bassins que l’on remplit à l’aide d’un robinet et que l’on vide en même temps à l’aide d’un autre robinet, etc.
Donc « l’idéal du laboratoire de mathématiques est selon, Emile Borel, un atelier de menuiserie ».   Le moins que l’on puisse en dire est que ce qui est considéré comme un idéal de laboratoire de mathématiques par celui qui est à l’origine de cette idée ne transparaît plus dès le début les années 2000 dans les positions de la commission Kahane.
Voyons plus précisément ce qu’il en est en citant deux extraits des textes de cette commission : 
 Prévoir les équipements nécessaires[iii]
Le calcul, nous avons insisté sur ce point, est à penser dans l’avenir comme un calcul technologiquement assisté. Ceci suppose des moyens et nos recommandations rejoignent sur ce point celles émises dans le rapport « Informatique et enseignement des mathématiques » de la commission : demande de laboratoires de mathématiques dans chaque établissement, demande de dispositifs de rétro et video-projection d’écrans d’ordinateur et calculatrices mobiles permettant de gérer collectivement en classe des calculs instrumentés et la réflexion sur ces calculs. Ceci est absolument nécessaire si l’on veut faire des outils de calcul des instruments réels du travail mathématique de l’élève.
Les laboratoires de mathématiques.[iv]

Il s'agirait de créer, dans tous les lycées et collèges, des laboratoires de mathématiques semblables aux laboratoires de physique ou de chimie et biologie des lycées, pourvus de locaux propres, de matériel (informatique en particulier), de livres et documents, pour rassembler des élèves par petits groupes et servir également de salle de réunion et de travail pour les professeurs. Les activités de certains clubs mathématiques, ou de l'association "math.en.jeans", préfigurent une partie des activités à venir dans ces nouvelles structures permanentes que seraient les laboratoires. D'autres surgiraient sans doute, à partir des professeurs de l'établissement. Le laboratoire serait un lieu privilégié pour la rencontre entre chercheurs, enseignants et élèves. En créant une nouvelle image des mathématiques et de leur aspect expérimental, le laboratoire devrait favoriser les relations interdisciplinaires. Il pourrait être en relation avec les mathématiciens des universités les plus proches. Les laboratoires de lycée pourraient au départ intégrer des professeurs de collège de leur secteur. Sur cette idée "neuve", voir ci-dessous la citation d'Emile Borel.
Je laisse donc les lecteurs constater que dans la conception de la commission Kahane « on ne voit aucun menuisier », encore moins d’ajusteurs ou d’électriciens… Il constatera de même à chaque ligne que la nécessité des « laboratoires de mathématiques » est un simple prétexte pour introduire massivement « le calcul [qui ne peut être que] technologiquement assisté ». C’est moi qui souligne pour bien signifier qu’il n’y a plus de place pour le calcul non technologiquement assisté, et qu’il faut bien dans cette perspective fournir « les outils du calcul technologiquement assisté » : calculettes, ordinateurs, écrans, etc. 

Si l’idéal du laboratoire de mathématiques était, selon Emile Borel, un atelier de menuiserie, l’idéal de la commission Kahane serait plutôt des ateliers contenant « du matériel (informatique en particulier) » etc., position qui se mariait assez bien avec l’introduction opportune(?) des statistiques en seconde. Et si je n’ai jamais entendu parler de commandes de scies, rabots, limes bâtardes ou non, étaux, etc  je peux affirmer sans risque  que, pendant la même période la vente d’ordinateurs, que ce soit pour les « labos selon Kahane » ou pas, a été un franc succès commercial depuis 20 ans.

Cette analyse peut sembler sommaire mais je la maintiens et la développerai si nécessaire.  Je rajoute que si l’on en vient à ce type de position officielle c’est qu’il y a une thèse sous-jacente/ou explicite à tous les textes sur le calcul parus au moins depuis 1970, thèse que l’on peut résumer ainsi : « Avant », c'est-à-dire à partir des années 1870/1880, les élèves devaient apprendre à faire les opérations à la main car les calculettes n’existaient pas – sous-entendu : sinon on les aurait utilisées - ; mais maintenant que tout est changé, que les calculettes sont disponibles et qu’on ne fait pratiquement plus de calcul à la main hors de l’école, on peut  - et même on doit - utiliser massivement les calculatrices à l’école[1]. 

La commission Kahane se situe exactement dans cette problématique puisqu’elle écrit :

 Il semble difficile d’exiger de l’école qu’elle consacre un part importante du temps réduit dont elle dispose pour développer des compétences que plus personne n’utilise.
Commission Kahane, Rapport d sur le calcul, Chap.  IV.2 Mémorisation et techniques opératoires

Ce à quoi on peut objecter de manière minimaliste :

1) A moins d’avoir une conception exclusivement utilitariste de l’enseignement, ce n’est pas parce que « des compétences ne sont plus utilisées dans la société » [2] qu’elles doivent être supprimées des programmes scolaires, et ceci est encore moins vrai pour des connaissances.

2) Est intégralement fausse l’analyse plus qu’omniprésente, implicite ou explicite qui sous-entend que si l’école apprenait à faire les opérations à la main parce que les élèves n’avaient pas de calculettes. On trouve en effet dès les années 1870/1880 des textes de références - ou quasiment (plus qu’) officiels comme le Dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson, directeur de l’enseignement primaire - qui posent explicitement la question du rôle que peut jouer l’utilisation des calculettes dans l’enseignement primaire. Et ils répondent tout aussi explicitement qu’il ne faut pas utiliser les calculatrices non pas parce que l’usage des calculatrices[3] est pédagogiquement inutile mais parce qu’il est pédagogiquement nocif.  Il faut rajouter que les directives officielles à partir des années 1870 ne condamnent pas l’utilisation de tout instrument de calcul : le boulier est chaudement recommandé et des bouliers dont l’usage est réservé à l’enseignement sont même créés. En bref l’usage de la calculatrice (ou arithmomètre) est  condamné comme, pour le dire vite, tout appareil de calcul qui se comporte comme une boîte noire.

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II) Bref hommage aux victimes des erreurs de calcul

« Des erreurs de calcul dans les applications numériques » 
vs
« Dans un enseignement moderne l’important  est de comprendre, pas de trouver le résultat juste » [4]

Borel introduit la première partie du texte sur les exercices pratiques de mathématiques  par un développement portant sur l’importance des erreurs de calcul dans les applications numériques, ce qui montre bien l’importance qu’il accorde à cette question. Voilà ce qu’il en dit :

Les calculs numériques sont fort peu estimés, en général, des élèves de l’enseignement secondaire ; ils sont regardés par presque tous comme une corvée aussi ennuyeuse qu’inutile. Un élève dira très couramment : « J’ai très bien réussi mon problème ; mon raisonnement est juste ; je me suis simplement trompé dans le calcul, à la fin ; mais c’est une simple erreur de virgule ; j’ai trouvé 34 fr.50 au lieu de 345 francs. En somme, je suis très satisfait ! » On étonnerait beaucoup cet élève en lui demandant s’il serait aussi satisfait si ses parents, après lui avoir promis 345 francs pour s’acheter une bicyclette neuve, lui donnaient seulement 34 fr. 50. Il n’a, en effet, nullement l’idée que l’on puisse songer à établir un rapport quelconque entre les nombres qu’il manie dans ses problèmes et des francs réels, servant vraiment à acheter des choses. Les nombres des problèmes ne sont pas pour de bon ; une erreur de virgule n’y a pas d’importance.

C’est enfoncer une porte ouverte que d’insister sur les inconvénients et les dangers de cet état d’esprit. Mais, s’il est aussi répandu chez les élèves, l’éducation qu’ils reçoivent n’y est-elle pas pour une part ? et ne serait-il pas facile aux professeurs de le modifier, sans beaucoup de peines ni d’efforts, simplement en portant sur ce point toute l’attention qu’il mérite. Il ne s’agit pas là de réformes ni de changements profonds, mais simplement d’un ensemble de petits détails, sur lesquels je vous demande la permission de m’étendre un peu.

Tout d’abord, il paraît nécessaire que, dans la correction des devoirs et des compositions, il soit tenu le plus grand compte des erreurs de calcul dans les applications numériques, même si le raisonnement est juste et l’élève intelligent.

Sans doute, il peut être pénible de classer assez loin, pour une faute de calcul, un élève qu’on regarde comme l’un des plus intelligents de la classe ; mais on ne doit pas hésiter à le faire, dans l’intérêt de cet élève même et aussi dans l’intérêt général de la classe. On peut même, sans paradoxe, soutenir que, plus un élève est capable de raisonner juste, plus une faute de calcul doit être regardée comme grave dans son devoir ; car la confiance même qu’il a légitimement dans l’exactitude de ses raisonnements entraînera des inconvénients pratiquement plus graves que si, se méfiant de lui-même, il n’utilisait son résultat pour un but réel qu’après l’avoir vérifié par une autre méthode ou recouru aux lumières d’un conseiller plus habile.

Sans écrire de nouveaux développements, on voit, je suppose, que les thèses sur le calcul défendues par Emile Borel sont entièrement antagoniques avec celles défendues actuellement. Remarquons qu’il y a une différence par rapport au début du XXe siècle : à l’époque de Borel, ce sont les élèves qui « regardent les calculs numériques comme une corvée aussi ennuyeuse qu’inutile ». Il y a eu depuis 50 ans un net progrès puisque ce sont maintenant non plus les  élèves mais les organisations de professeurs et les spécialistes de la pédagogie et de la didactique qui considèrent eux-mêmes que les calculs numériques sont une corvée aussi ennuyeuse qu’inutile.
Des preuves ?
- Le site vive-les-maths.net résume bien une typologie des « erreurs en mathématiques » couramment admise et défendues explicitement par le ministère de l’éducation du Québec[v]. Elle partage les erreurs en « erreurs mineures » et en « erreurs non mineures ».  Et c’est bien évidemment  dans les erreurs mineures qu’elle classe « Une erreur de calcul qui ne montre pas un défaut de compréhension. »[vi].
- On pourrait aussi expliquer le rôle initial du changement de vocabulaire dans la disparition de la notion « d’erreur de calcul » par la présence de plus en plus importante de « L’erreur en mathématiques »[vii] dans le cadre du discours à la mode depuis 1970 qui consistait à opposer d’un côté l’intelligence et les mathématiques (ce que prétendaient faire les maths modernes) et de l’autre coté la pensée mécaniste et le calcul (ce qui était présenté comme caractéristique de la « vielle école »). On produisait ainsi des textes où la notion d’erreur de calcul n’avait plus de « niche naturelle ». Une deuxième couche argumentaire est arrivée lorsque, après avoir fait disparaitre la notion d’erreur de calcul,  on a semé « le désherbant radical » qui non seulement ne parlait plus d’erreur de calcul en termes négatifs mais valorisait le rôle positif de l’erreur  considérée comme un « outil pour apprendre ». Et ainsi, si l’erreur en général en mathématiques avait un rôle positif, il ne pouvait qu’en être de même dans le domaine supposé plus étroit du calcul.
On peut d’ores et déjà affirmer, sans attendre les arguments suivants, que la référence de la commission Kahane à Emile Borel revient
- à ne respecter ni l’esprit ni la lettre de ce E. Borel désignait sous le nom de « laboratoires de mathématiques » : en bref il y manque quelques clous et marteaux, même pour faire semblant.
- à séparer la  question des « laboratoires de mathématiques » du cadre dans lequel E. Borel la posait, c'est-à-dire celui des « Exercices pratiques  de mathématiques ». Le fait de donner toute son importance à la question des « erreurs de calcul » ne semble pas, pour la commission Kahane, être une question relevant des « exercices pratiques de mathématiques ».  

Il semble donc que la référence favorable de la commission Kahane à  Emile Borel soit plus une question d’opportunité bureaucratique que de volonté de défendre l’esprit et la lettre de ses thèses.
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III) Commission Torossian/Villani : Enfin un laboratoire où il n’y a pas d’élèves

Nous venons de voir quelques caractéristiques fondamentales – que l’on pourrait abondamment compléter par d’autres exemples allant dans le même sens – de l’utilisation qui a été faite des thèses d’Emile Borel au début du XXIe siècle par la Commission Kahane. Il reste à voir ce qu’il en est maintenant, c'est-à-dire vingt ans après.

C’est assez simple, les parties soulignées l’étant par moi :
- parmi les 21 mesures  préconisées par la commission Torossian/ Villani, la mesure 16  intitulée « Laboratoire de mathématiques » est ainsi définie (page 10) :

Expérimenter, financer et évaluer sous trois ans, dès septembre 2018, dans au moins cinq établissements et un campus des métiers par académie, la mise en place de laboratoires de mathématiques en lien avec l’enseignement supérieur et conçus comme autant de lieux de formation et de réflexion (disciplinaire, didactique et pédagogique) des équipes (page 10)

- et elle est justifiée ainsi dans le corps du rapport :

4.3. Le second degré : une formation continue décentralisée, collaborative, autour du laboratoire de mathématiques
4.3.2  Création des laboratoires de mathématiques

C'est lors d'une conférence au musée pédagogique de Paris, en 1904, qu'Émile Borel lance l'idée de la création de laboratoires de mathématiques. Cette idée, chère à Jean-Pierre Kahane et défendue par sa commission de réflexion sur l’enseignement des mathématiques, n’a pas abouti en 2002 bien que le ministre de l’Éducation nationale de l’époque ait écrit à tous les recteurs en ce sens.
La proposition figurant dans ce rapport définit un périmètre centré prioritairement sur les équipes.
Dans le cadre d’une politique publique basée sur les preuves […], la mission propose d’expérimenter d’une part la création de tels laboratoires dans chaque académie et, d’autre part, leur évaluation dans les trois ans78 avant de statuer sur l’efficacité objectivée d’une telle mesure.
Ces laboratoires doivent être équipés d’un matériel spécifique (équipement informatique notamment) et donc financés. Les régions pourront s’emparer de cette question.
Ce lieu, nouveau cœur de la formation continue et du développement professionnel des enseignants, permettra aux équipes de se réunir, de rencontrer les intervenants extérieurs (collègues mettant en œuvre des pratiques innovantes, enseignants d’autres disciplines ou d’autres établissements, enseignants-chercheurs, etc.), de chercher de manière collaborative des problèmes, de se former (sur la modélisation, la didactique, l’expérimentation numérique, etc.), de s’aider mutuellement lors de la préparation à l’agrégation interne, etc. Si la taille le permet, le laboratoire pourra accueillir des élèves dans le cadre de projets.

On peut donc noter que les nouveaux laboratoires de mathématiques
- sont considérés comme des expérimentations, ce qui est probablement loin  des préoccupations d’Emile Borel
- reprennent et valorisent explicitement la problématique de la commission Kahane sur les laboratoires de mathématiques. Dans le projet de laboratoires de mathématiques  Villani/Torossian,  il n’y a toujours pas de menuisier, la nécessité de valoriser  des résultats justes dans les opérations posées - question pratique s’il en est -  n’est pas abordée  mais l’on recommande « d’être équipé d’un matériel spécifique (équipement informatique notamment) » ce qui est un copier-coller de la position de la CREM qui, vingt ans plutôt, demandait « du matériel (informatique en particulier) »

Mais il serait injuste de ne pas noter les innovations apportées par la nouvelle version 2018 des laboratoires de mathématiques. Et la grande innovation est la suivante :
- les laboratoires de mathématiques servent centralement à la formation continue des enseignants
- en conséquence il n’y a plus d’élèves dans les laboratoires de mathématiques « sauf si la taille [du laboratoire] le permet ».

Loin de tout négativisme pourrions-nous avancer une  proposition comme il se doit, c'est-à-dire « positive et innovante » : en considérant que la limitation regrettable de l’intégration des élèves dans  les laboratoires de mathématiques est une question de taille et que l’on ne peut pas augmenter la taille des laboratoires, peut-on en déduire que l’on devrait réduire celle des élèves ?


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IV) Emile Borel et les programmes consolidés de 2018 
Voici ce que disent – BOEN n°30 du 26/07/2018 – les programmes consolidés actuels de cycle 2 au chapitre « Grandeurs et mesures » dont voici un extrait (Les passages soulignés le sont par moi)[viii]
Dans le cas des longueurs, des masses, des contenances et des durées, les élèves ont une approche mathématique de la mesure d'une grandeur : ils déterminent combien de fois une grandeur à mesurer « contient » une grandeur de référence (l'unité). Ils s'approprient ensuite les unités usuelles et apprennent à utiliser des instruments de mesure (un sablier, une règle graduée, un verre mesureur, une balance, etc.).
Puisque « les élèves ont une approche mathématique de la mesure d'une grandeur » est suivi de « : », la suite, c'est-à-dire « ils déterminent combien de fois une grandeur à mesurer « contient » une grandeur de référence (l'unité) » a une valeur explicative, ce qui n’est pas sans poser problème.
En effet ceci signifie donc « qu’avoir une approche mathématique de la mesure d’une grandeur »
- soit précède dans le temps « la [détermination] de combien de  fois une grandeur à mesurer « contient » une grandeur de référence (l'unité) »
 - soit consiste en « la [détermination] de combien de  fois une grandeur à mesurer « contient » une grandeur de référence (l'unité) »
Dans les deux cas ce qui domine dans le discours est que « ce qui n’est pas mathématique » découle, en termes de contenu et dans le temps, de « ce qui est mathématique ». Nous barbotons donc en pleine mathématiques modernes.   
Sur ce court passage reste une double question :
-  les auteurs du  texte parlent de « l’approche mathématique de la mesure d'une grandeur » : il serait judicieux qu’ils la définissent pour savoir ce qu’elle est et si elle est compréhensible au cycle 2.
- comme ils postulent l’existence d’une « approche mathématique de la mesure » en cycle 2, il postulent par là-même l’existence pour ce même cycle « d’approche(s) non mathématique(s) de la mesure» dont il serait  judicieux qu’ils expliquent  la nature.
Mais l’on peut dire que la suite du texte confirme notre hypothèse d’un héritage direct des maths modernes puisque les auteurs expliquent immédiatement après :
Ils s'approprient ensuite les unités usuelles et apprennent à utiliser des instruments de mesure (un sablier, une règle graduée, un verre mesureur, une balance, etc.).
Tout devient plus clair et la progression est la suivante (avec possibilité de simultanéité des deux premiers points) :
1) Approcher mathématiquement la notion de mesure
2)  Déterminer combien de fois une grandeur à mesurer « contient » une grandeur de référence (l'unité)
3) S’approprier les unités usuelles
4) Utiliser les instruments de mesure
Il est assez clair que cette démarche, simple ou répétée, qui part explicitement d’un plus abstrait (la mesure)  pour aller à un plus concret (par exemple connaitre les unités de longueur puis enfin mesurer avec un double-décimètre), est, d’une part  la négation fondamentale de la méthode intuitive qui s’est construite explicitement en qui part du concret non pour y rester  mais pour s’en passer au plus tôt.
Borel introduit une progression qui propose des instruments de menuiserie pour des élèves de lycée, c'est-à-dire à partir de la seconde ;  dans le cadre actuel des « programmes consolidés » on propose que les élèves de CE2, c'est-à-dire 7 ans avant, « approchent mathématiquement la notion de mesure ».
Pour avoir une description plus vivante ce cette opposition de méthodes, on peut consulter « Mon papa, lui, ne fait pas comme ça » ou « Jojo viole les lois de la didactique ».
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Comme Charles Torossian a soulevé le lièvre sur Twitter en publiant des extraits du texte d’Emile Borel, ne serait-il pas utile de poursuivre ce charmant animal et s’intéresser effectivement à tout ce qui fait la puissance et l’utilité pédagogique d’un texte qui réfléchit sur une question aussi fondamentale que celle de la nature des « Exercices pratiques de mathématiques » dans l’enseignement primaire ou dans l’enseignement secondaire ?
Et on pourrait commencer par demander aux auteurs des 21mesures s’ils approuvent Borel lorsqu’il écrit :
On peut même, sans paradoxe, soutenir que, plus un élève est capable de raisonner juste, plus une faute de calcul doit être regardée comme grave dans son devoir ; car la confiance même qu’il a légitimement dans l’exactitude de ses raisonnements entraînera des inconvénients pratiquement plus graves que si, se méfiant de lui-même, il n’utilisait son résultat pour un but réel qu’après l’avoir vérifié par une autre méthode ou recouru aux lumières d’un conseiller plus habile.
Cabanac, le 1er mai 2019
Michel Delord




[1] Je dois ajouter que, ici, je ne prends que la version soft des explications des justificateurs. Steven Leinwand, qui a fait partie des plus hautes instances responsables de l’enseignement des mathématiques aux USA est un représentant de la tendance « hard » puisqu’il considère que savoir faire les calculs à la main est non seulement inutile mais «potentiellement dangereux »
" Il est temps de reconnaître que, pour beaucoup d'élèves, s'excluent mutuellement d'une part, la véritable puissance des mathématiques et, d'autre part, la capacité de faire "à la main" des opérations portant sur des nombres à plusieurs chiffres. En fait, il est temps de comprendre que le fait de continuer à enseigner ces techniques n'est pas seulement non nécessaire mais contre-productif et tout à fait dangereux"
Steven Leinwand, It’s Time To Abandon Computational Algorithms, Education Week, 02/09/1994


[2] La commission Kahane utilise donc le mot compétence et pas le mot connaissance. Si l’on écrit « Il semble difficile d’exiger de l’école qu’elle consacre un part importante du temps réduit dont elle dispose pour développer des connaissances que plus personne n’utilise », on constate bien que le sens n’est pas le même.

[3] Je précise un peu ce qui est pédagogiquement nocif : utiliser la calculatrice pour effectuer des opérations tant que l’élève ne sait pas les effectuer de manière aisée à la main. Un exemple : les élèves font les divisions euclidiennes sans recours à la calculatrice tant qu’ils ne savent pas faire  à la main une division d’un nombre à cinq chiffres par un nombre à trois chiffres.

[4] Traduction libre du texte/chanson New Math écrit par le mathématicien/chansonnier beatnik Tom Lehrer en 1965 : 
« In the new approach, as you know, the important thing is to understand what you are doing rather than to get the right answer » Tom Lehrer, New Math,  





[iii] Commission Kahane, Rapport d’étape sur le calcul, page 40.

[iv] Commission Kahane, Présentation des rapports et recommandations, page 3

[v] Services éducatifs, Types d’erreurs en mathématiques : Erreur mineure vs erreur conceptuelle/erreur procédurales, 2019.
Ministère de l'Éducation et de l'Enseignement supérieur du Québec, Commission scolaire des découvreurs.

[vi] Évaluation formative : LES OBJECTIFS DE BASE
La différence entre une erreur mineure et une erreur non mineure

[vii] On peut donner quelques références de textes d’auteurs prestigieux qui justement parlent abondamment de l’erreur en mathématiques SANS EVOQUER LES ERREURS DE CALCUL
- Guy Brousseau, Les erreurs des élèves en mathématiques. Étude dans le cadre de la théorie des situations didactiques, 2001,
- Michèle Artigue, Le rôle de l’erreur en mathématiques, 2009,

[viii] Programme du cycle 2 (En vigueur à compter de la rentrée de l’année scolaire 2018-2019), Chapitre Mathématiques, 2018, page 70.


jeudi 21 mars 2019


"Mon papa, lui, ne fait pas comme ça"

ou
Jojo viole les lois de la didactique

Début des années 2000 dans un petit village breton:
CE1, leçon de mathématiques sur « la mesure des longueurs »

Le maître fait « ce qu’on lui a appris » pour « construire la notion de longueur » : il demande à ses élèves de mesurer la largeur du bureau avec une bande de papier, de mesurer les dimensions de son cahier en utilisant une gomme etc. etc.

Autrement dit il fait avec quasiment vingt ans d’avance ce que recommandent les programmes consolidés actuels de cycle 2 au chapitre « Grandeurs et mesures » dont voici un extrait (Les passages soulignés le sont par moi)

Dans le cas des longueurs, des masses, des contenances et des durées, les élèves ont une approche mathématique de la mesure d'une grandeur : ils déterminent combien de fois une grandeur à mesurer « contient » une grandeur de référence (l'unité). Ils s'approprient ensuite les unités usuelles et apprennent à utiliser des instruments de mesure (un sablier, une règle graduée, un verre mesureur, une balance, etc.).

On est donc très heureux d’apprendre qu’en sabir administratif  « avoir une approche mathématique de la mesure d’une grandeur » signifie « déterminer combien de fois une grandeur à mesurer « contient » une grandeur de référence (l'unité) ». Et ce n’est qu’ensuite que l’élève peut « s’approprier les unités usuelles » matérialisées par exemple  par une règle graduée.

Donc tout semblait aller bien dans cette visite pédagogique puisque les élèves "s’étaient mis en activité "et que "le maître suivait les directives officielles". Mais lorsque l’on demandait de mesurer divers cahiers en utilisant des gommes ou mesurer la table en utilisant des cahiers, un élève que nous appellerons Jojo ne participait que très peu à cette « mise en activité » et répétait « Mon papa, lui, ne fait pas comme ça ». Au bout d’un certain temps, le maître demande à Jojo « Comment il fait, ton papa ? ».
Et Jojo explique :

Quand mon papa bricole, que je l’aide et qu’il a besoin de connaitre la longueur d’une planche,  il utilise un mètre à ruban et il me demande d’écrire sur un papier la longueur qu’il a trouvé pour ne pas l’oublier.  

Jojo arrivera, et plus rapidement que les autres élèves, à faire tout ce qui devait être fait dans cette séance mais avec un mètre et des centimètres … physiques qui ont de plus l’avantage par rapport aux gommes et aux bandes de papiers, de donner « le même résultat pour tout le monde ».

Mais comment Jean Toromanoff expliquerait-il à Jojo que « Les fractions sont introduites pour pallier l'insuffisance des nombres entiers » ?  [ Référence à "Remarques rapides sur le texte  de 2006" ]
Bonne question ? MD