A
Charles Torossian et Cédric Villani
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Vaut-il mieux mourir des conséquences d’une erreur de calcul ou des conséquences d’une erreur de compréhension ?
Introduction
Vaut-il mieux mourir des conséquences d’une erreur de calcul ou des conséquences d’une erreur de compréhension ?
Introduction
Le
16 mars 2019 Charles Torossian (@CTorossian_Off) signale
la disponibilité sur Wikisouces[i]
du texte d’Emile Borel publié en 1904 et intitulé « Les exercices pratiques de mathématiques dans l'enseignement secondaire ».
Mais ce texte est surtout connu car il recommande pour la première fois la mise
en place de ce qu’il appelle des « Laboratoires
de Mathématiques », recommandation reprise dès le début des années
2000 et plus récemment encore dans le rapport Torossian-Villani. On comprend
donc que Charles Torossian publie sur
Twitter[ii]
une bonne vingtaine de messages reprenant des citations de ce texte historique.
Et même si le choix de
citations n’est pas neutre - comme le montre celui effectué par C. Torossian -,
on ne peut que le féliciter lorsqu’il fait connaître ce texte puisqu’il fait
assurément partie, internationalement, des quatre ou cinq publications les plus
importantes traitant de l’enseignement des mathématiques et des sciences.
Et c’est justement au vu
de cette importance qu’il est d’autant plus nécessaire de comprendre les
utilisations pour le moins douteuses qui en ont été faites pour tenter d’éviter
de les reproduire.
L’objet central du texte
de Borel n’est pas, rappelons-le, les « laboratoires de mathématiques » mais
les « Exercices pratiques de
mathématiques dans l'enseignement secondaire », la question des
laboratoires n’en étant qu’une partie. On fait obligatoirement un
contresens si l’on fait des laboratoires de mathématiques selon Borel un objet
à part et qu’on ne le pense pas comme une partie de la réponse à la question globale
de la nature des « Exercices
pratiques de mathématiques ». C’est la seule manière de traiter sérieusement
la question à moins que l’on ne souhaite se servir de la notoriété
prestigieuse Emile Borel que pour faire passer sous le nom favorable de « laboratoires
de mathématiques » des produits qui en sont le plus souvent l’antagonique
direct.
Dans ce cadre le texte de
Borel comporte deux parties comme il l’indique lui-même :
J’entre maintenant
dans mon sujet [i.e. Les exercices
pratiques de mathématiques dans l'enseignement secondaire, MD] que nous
diviserons, si vous le voulez bien, en deux parties, pour la clarté de
la discussion. Nous parlerons d’abord de ce que l’on peut tenter de faire sans
rien changer aux programmes ni à l’organisation de l’enseignement, de ce que
l’on peut faire dès demain ; nous rechercherons ensuite ce qui pourrait se
faire si, au lieu de nous trouver en face de programmes, d’examens, de
concours, de budgets déterminés, nous nous trouvions devant une table rase.
Nous
allons nous intéresser non pas à des questions secondaires mais à deux
questions qui sont centrales dans la problématique de Borel.
-
pour la première partie, c'est la question « de l’importance à accorder aux erreurs de calcul dans les applications
numériques », question que Borel traite en premier.
-
pour la deuxième partie la question des « laboratoires de mathématiques dans l’enseignement secondaire »
Nous
commençons par la deuxième partie, c'est-à-dire la question particulière des
laboratoires de mathématiques.
* *
I) La
commission Kahane perd les menuisiers
On peut citer comme
exemple important des interprétations nocives des positions de Borel signalées
plus haut celui qui en est donné au
début des années 2000
- par la CREM (Commission de Réflexion sur l’Enseignement
des Mathématique) dite commission
Kahane
- et par le GEPS (Groupe d’Experts chargés de l'élaboration des Programmes Scolaires)
dont la présidente était, pour les mathématiques, Claudine Robert qui était aussi
membre de la commission Kahane, ces deux organismes représentant le mainstream
de la pensée pédagogique de l’époque.
Pour comprendre l’usage
que fait, par exemple la commission Kahane de la notion « laboratoire de
mathématiques », il convient de se reporter à ce que dit Emile Borel sur
le sujet ; nous sommes obligés de le citer explicitement puisque, étonnamment, les extraits donnés
par C. Torossian ne reproduisent pas ces
passages. Emile Borel nous dit [Comme
dans tout ce texte, les soulignés dans les
citations sont de mon fait, MD] :
On a déjà deviné quel pourrait être,
à mon sens, l’idéal du laboratoire de Mathématiques : ce serait, par exemple,
un atelier de menuiserie ; le préparateur serait un ouvrier menuisier
qui, dans les petits établissements, viendrait seulement quelques heures par
semaine, tandis que, dans les grands lycées, il serait présent presque
constamment. Sous la haute direction du professeur de Mathématiques, et suivant
ses instructions, les élèves, aidés et conseillés par l’ouvrier préparateur,
travailleraient par petits groupes à la confection de modèles et d’appareils
simples. Si l’on possédait un tour, ils pourraient construire des surfaces de
révolution ; avec des poulies et des ficelles, ils feraient les expériences de
Mécanique que nous décrivait M. Henri Poincaré, vérifieraient d’une manière
concrète le parallélogramme des forces, etc. Il y aurait dans un coin une
balance d’épicier ; de l’eau et quelques récipients permettraient, par exemple,
de faire faire aux élèves, sur des données concrètes, les problèmes classiques
sur les bassins que l’on remplit à l’aide d’un robinet et que l’on vide en même
temps à l’aide d’un autre robinet, etc.
Donc « l’idéal du laboratoire de mathématiques est
selon, Emile Borel, un atelier de menuiserie ». Le moins que l’on puisse en dire est que ce
qui est considéré comme un idéal de laboratoire de mathématiques par celui qui
est à l’origine de cette idée ne transparaît plus dès le début les années 2000 dans
les positions de la commission Kahane.
Voyons
plus précisément ce qu’il en est en citant deux extraits des textes de
cette commission :
Prévoir les équipements nécessaires[iii]
Le calcul, nous avons insisté sur ce
point, est à penser dans l’avenir comme un calcul technologiquement assisté. Ceci suppose des moyens et nos
recommandations rejoignent sur ce point celles émises dans le rapport « Informatique
et enseignement des mathématiques » de la commission : demande de
laboratoires de mathématiques dans chaque établissement, demande de
dispositifs de rétro et video-projection d’écrans d’ordinateur et calculatrices
mobiles permettant de gérer collectivement en classe des calculs instrumentés
et la réflexion sur ces calculs. Ceci est absolument nécessaire si l’on veut
faire des outils de calcul des instruments réels du travail mathématique de
l’élève.
Il s'agirait de créer, dans tous les
lycées et collèges, des laboratoires de mathématiques semblables aux
laboratoires de physique ou de chimie et biologie des lycées, pourvus de locaux
propres, de matériel (informatique en particulier), de livres et
documents, pour rassembler des élèves par petits groupes et servir également de
salle de réunion et de travail pour les professeurs. Les activités de certains
clubs mathématiques, ou de l'association "math.en.jeans", préfigurent
une partie des activités à venir dans ces nouvelles structures permanentes que
seraient les laboratoires. D'autres surgiraient sans doute, à partir des
professeurs de l'établissement. Le laboratoire serait un lieu privilégié pour
la rencontre entre chercheurs, enseignants et élèves. En créant une nouvelle
image des mathématiques et de leur aspect expérimental, le laboratoire devrait
favoriser les relations interdisciplinaires. Il pourrait être en relation avec
les mathématiciens des universités les plus proches. Les laboratoires de lycée
pourraient au départ intégrer des professeurs de collège de leur secteur. Sur
cette idée "neuve", voir ci-dessous la citation d'Emile Borel.
Je
laisse donc les lecteurs constater que dans la conception de la commission
Kahane « on ne voit aucun menuisier »,
encore moins d’ajusteurs ou d’électriciens… Il constatera de même à chaque
ligne que la nécessité des « laboratoires de mathématiques » est un simple
prétexte pour introduire massivement « le
calcul [qui ne peut être que] technologiquement assisté ». C’est
moi qui souligne pour bien signifier qu’il
n’y a plus de place pour le calcul non technologiquement assisté, et
qu’il faut bien dans cette perspective fournir « les outils du calcul technologiquement
assisté » : calculettes, ordinateurs, écrans, etc.
Si
l’idéal du laboratoire de mathématiques était, selon Emile Borel, un atelier de
menuiserie, l’idéal de la commission Kahane serait plutôt des ateliers
contenant « du matériel (informatique
en particulier) » etc., position qui se mariait assez bien avec
l’introduction opportune(?) des
statistiques en seconde. Et si je n’ai jamais entendu parler de commandes de
scies, rabots, limes bâtardes ou non, étaux, etc je peux affirmer sans risque que, pendant la même période la vente
d’ordinateurs, que ce soit pour les « labos selon Kahane » ou pas, a
été un franc succès commercial depuis 20 ans.
Cette
analyse peut sembler sommaire mais je la maintiens et la développerai si
nécessaire. Je rajoute que si l’on en
vient à ce type de position officielle c’est qu’il y a une thèse sous-jacente/ou
explicite à tous les textes sur le calcul parus au moins depuis 1970, thèse que
l’on peut résumer ainsi : « Avant »,
c'est-à-dire à partir des années 1870/1880, les élèves devaient apprendre à
faire les opérations à la main car les calculettes n’existaient pas –
sous-entendu : sinon on les aurait utilisées - ; mais maintenant que tout
est changé, que les calculettes sont disponibles et qu’on ne fait pratiquement
plus de calcul à la main hors de l’école, on peut - et même on doit - utiliser
massivement les calculatrices à l’école[1].
La commission
Kahane se situe exactement dans cette problématique puisqu’elle écrit :
Il semble
difficile d’exiger de l’école qu’elle consacre un part importante du temps
réduit dont elle dispose pour développer des compétences que plus personne
n’utilise.
Commission
Kahane, Rapport d sur le calcul,
Chap. IV.2 Mémorisation et techniques opératoires
Ce à quoi on peut objecter
de manière minimaliste :
1) A moins d’avoir
une conception exclusivement
utilitariste de l’enseignement, ce n’est pas parce que « des compétences ne sont plus utilisées dans
la société » [2] qu’elles doivent
être supprimées des programmes scolaires, et ceci est encore moins vrai pour
des connaissances.
2)
Est intégralement fausse l’analyse plus qu’omniprésente, implicite ou
explicite qui sous-entend que si l’école apprenait à faire les opérations à la
main parce que les élèves n’avaient pas de calculettes. On trouve en effet
dès les années 1870/1880 des textes de références - ou quasiment (plus qu’) officiels
comme le Dictionnaire pédagogique de
Ferdinand Buisson, directeur de l’enseignement primaire - qui posent
explicitement la question du rôle que peut jouer l’utilisation des calculettes
dans l’enseignement primaire. Et ils
répondent tout aussi explicitement qu’il ne faut pas utiliser les
calculatrices non pas parce que l’usage des calculatrices[3]
est pédagogiquement inutile mais parce qu’il est pédagogiquement nocif. Il faut rajouter que les directives
officielles à partir des années 1870 ne condamnent pas l’utilisation de tout
instrument de calcul : le boulier est chaudement recommandé et des bouliers
dont l’usage est réservé à l’enseignement sont même créés. En bref l’usage de la calculatrice (ou arithmomètre) est condamné comme, pour le dire vite, tout
appareil de calcul qui se comporte comme une boîte noire.
*
* *
II) Bref hommage aux victimes des erreurs de
calcul
« Des
erreurs de calcul dans les applications numériques »
vs
« Dans un
enseignement moderne l’important est de comprendre,
pas de trouver le résultat juste » [4]
Borel
introduit la première partie du texte sur les exercices pratiques de
mathématiques par un développement
portant sur l’importance des erreurs de calcul dans les applications numériques,
ce qui montre bien l’importance qu’il accorde à cette question. Voilà ce qu’il
en dit :
Les calculs
numériques sont fort peu estimés, en général, des élèves de l’enseignement
secondaire ; ils sont regardés par presque tous comme une corvée aussi
ennuyeuse qu’inutile. Un élève dira très couramment : « J’ai très bien réussi mon problème ; mon raisonnement est juste ; je me
suis simplement trompé dans le calcul, à la fin ; mais c’est une simple erreur
de virgule ; j’ai trouvé 34 fr.50 au lieu de 345 francs. En somme, je suis très
satisfait ! » On étonnerait beaucoup cet élève en lui demandant s’il serait
aussi satisfait si ses parents, après lui avoir promis 345 francs pour
s’acheter une bicyclette neuve, lui donnaient seulement 34 fr. 50. Il n’a, en
effet, nullement l’idée que l’on puisse songer à établir un rapport quelconque
entre les nombres qu’il manie dans ses problèmes et des francs réels, servant
vraiment à acheter des choses. Les nombres des problèmes ne sont pas pour de
bon ; une erreur de virgule n’y a pas d’importance.
C’est enfoncer une
porte ouverte que d’insister sur les inconvénients et les dangers de cet état
d’esprit. Mais, s’il est aussi répandu chez les élèves, l’éducation qu’ils
reçoivent n’y est-elle pas pour une part ? et ne serait-il pas facile aux
professeurs de le modifier, sans beaucoup de peines ni d’efforts, simplement en
portant sur ce point toute l’attention qu’il mérite. Il ne s’agit pas là de
réformes ni de changements profonds, mais simplement d’un ensemble de petits
détails, sur lesquels je vous demande la permission de m’étendre un peu.
Tout d’abord, il
paraît nécessaire que, dans la correction des devoirs et des compositions, il
soit tenu le plus grand compte des erreurs de calcul dans les applications
numériques, même si le raisonnement est juste et l’élève intelligent.
Sans doute, il
peut être pénible de classer assez loin, pour une faute de calcul, un élève
qu’on regarde comme l’un des plus intelligents de la classe ; mais on ne doit
pas hésiter à le faire, dans l’intérêt de cet élève même et aussi dans
l’intérêt général de la classe. On peut même, sans paradoxe, soutenir que, plus
un élève est capable de raisonner juste, plus une faute de calcul doit être
regardée comme grave dans son devoir ; car la confiance même qu’il a
légitimement dans l’exactitude de ses raisonnements entraînera des
inconvénients pratiquement plus graves que si, se méfiant de lui-même, il
n’utilisait son résultat pour un but réel qu’après l’avoir vérifié par une
autre méthode ou recouru aux lumières d’un conseiller plus habile.
Sans écrire de nouveaux
développements, on voit, je suppose, que les thèses sur le calcul défendues par
Emile Borel sont entièrement antagoniques avec celles défendues actuellement. Remarquons
qu’il y a une différence par rapport au début du XXe siècle : à l’époque
de Borel, ce sont les élèves qui « regardent les calculs numériques comme une corvée aussi ennuyeuse
qu’inutile ». Il y a eu depuis 50 ans un net progrès puisque ce sont
maintenant non plus les élèves mais les organisations
de professeurs et les spécialistes de la pédagogie et de la didactique qui
considèrent eux-mêmes que les calculs numériques sont une corvée aussi
ennuyeuse qu’inutile.
Des preuves ?
- Le site
vive-les-maths.net résume bien une typologie des « erreurs en mathématiques »
couramment admise et défendues explicitement par le ministère de l’éducation du
Québec[v]. Elle partage les erreurs
en « erreurs mineures » et en « erreurs non
mineures ». Et c’est bien évidemment dans les erreurs mineures qu’elle classe
« Une erreur de calcul qui ne montre
pas un défaut de compréhension. »[vi].
- On pourrait aussi expliquer
le rôle initial du changement de vocabulaire dans la disparition de la notion
« d’erreur de calcul » par
la présence de plus en plus importante de « L’erreur en mathématiques »[vii] dans le cadre du discours
à la mode depuis 1970 qui consistait à opposer d’un côté l’intelligence et les
mathématiques (ce que prétendaient faire les maths modernes) et de l’autre coté
la pensée mécaniste et le calcul (ce qui était présenté comme caractéristique
de la « vielle école »). On produisait ainsi des textes où la
notion d’erreur de calcul n’avait plus de « niche naturelle ». Une
deuxième couche argumentaire est arrivée lorsque, après avoir fait disparaitre
la notion d’erreur de calcul, on a semé « le
désherbant radical » qui non seulement ne parlait plus d’erreur de calcul en
termes négatifs mais valorisait le rôle positif de l’erreur considérée comme un « outil pour
apprendre ». Et ainsi, si l’erreur en général en mathématiques avait un
rôle positif, il ne pouvait qu’en être de même dans le domaine supposé plus étroit
du calcul.
On
peut d’ores et déjà affirmer, sans attendre les arguments suivants, que la
référence de la commission Kahane à Emile Borel revient
-
à ne respecter ni l’esprit ni la lettre de ce E. Borel désignait sous le nom de
« laboratoires de mathématiques » : en bref il y manque quelques
clous et marteaux, même pour faire semblant.
-
à séparer la question des
« laboratoires de mathématiques » du cadre dans lequel E. Borel la posait,
c'est-à-dire celui des « Exercices pratiques de mathématiques ». Le fait de donner
toute son importance à la question des « erreurs de calcul » ne
semble pas, pour la commission Kahane, être une question relevant des
« exercices pratiques de mathématiques ».
Il semble donc que la référence favorable de la
commission Kahane à Emile Borel soit
plus une question d’opportunité bureaucratique que de volonté de défendre
l’esprit et la lettre de ses thèses.
*
* *
III) Commission
Torossian/Villani : Enfin un laboratoire où il n’y a pas d’élèves
Nous
venons de voir quelques caractéristiques fondamentales – que l’on pourrait
abondamment compléter par d’autres exemples allant dans le même sens – de
l’utilisation qui a été faite des thèses d’Emile Borel au début du XXIe siècle
par la Commission Kahane. Il reste à voir ce qu’il en est maintenant,
c'est-à-dire vingt ans après.
C’est
assez simple, les parties soulignées l’étant par moi :
-
parmi les 21 mesures préconisées par la
commission Torossian/ Villani, la mesure 16
intitulée « Laboratoire de mathématiques » est ainsi définie
(page 10) :
Expérimenter,
financer et évaluer sous trois ans, dès septembre 2018, dans au moins cinq
établissements et un campus des métiers par académie, la mise en place de
laboratoires de mathématiques en lien avec l’enseignement supérieur et conçus
comme autant de lieux de formation et de réflexion (disciplinaire, didactique
et pédagogique) des équipes (page 10)
-
et elle est justifiée ainsi dans le corps du rapport :
4.3. Le second degré : une formation continue
décentralisée, collaborative, autour du laboratoire de mathématiques
…
4.3.2 Création
des laboratoires de mathématiques
C'est lors d'une
conférence au musée pédagogique de Paris, en 1904, qu'Émile Borel lance l'idée
de la création de laboratoires de mathématiques. Cette idée, chère à
Jean-Pierre Kahane et défendue par sa commission de réflexion sur
l’enseignement des mathématiques, n’a pas abouti en 2002 bien que le ministre
de l’Éducation nationale de l’époque ait écrit à tous les recteurs en ce sens.
La proposition
figurant dans ce rapport définit un périmètre centré prioritairement sur les
équipes.
Dans le cadre
d’une politique publique basée sur les preuves […], la mission propose d’expérimenter d’une part la création de
tels laboratoires dans chaque académie et, d’autre part, leur évaluation dans
les trois ans78 avant de statuer sur l’efficacité objectivée d’une telle mesure.
Ces laboratoires
doivent être équipés d’un matériel spécifique (équipement informatique
notamment)
et donc financés. Les régions pourront s’emparer de cette question.
Ce lieu, nouveau
cœur de la formation continue et du développement professionnel des enseignants, permettra aux
équipes de se réunir, de rencontrer les intervenants extérieurs (collègues
mettant en œuvre des pratiques innovantes, enseignants d’autres disciplines ou
d’autres établissements, enseignants-chercheurs, etc.), de chercher de manière
collaborative des problèmes, de se former (sur la modélisation, la
didactique, l’expérimentation numérique, etc.), de s’aider mutuellement
lors de la préparation à l’agrégation interne, etc. Si la taille le permet,
le laboratoire pourra accueillir des élèves dans le cadre de projets.
On
peut donc noter que les nouveaux laboratoires de mathématiques
-
sont considérés comme des expérimentations,
ce qui est probablement loin des préoccupations
d’Emile Borel
-
reprennent et valorisent explicitement la problématique de la commission Kahane
sur les laboratoires de mathématiques. Dans le projet de laboratoires de
mathématiques Villani/Torossian, il n’y a toujours pas de menuisier, la
nécessité de valoriser des résultats
justes dans les opérations posées - question pratique s’il en est -
n’est pas abordée mais l’on recommande « d’être équipé d’un matériel spécifique
(équipement informatique notamment) » ce qui est un copier-coller de
la position de la CREM qui, vingt ans plutôt, demandait « du matériel (informatique en particulier) »
Mais il serait
injuste de ne pas noter les innovations apportées par la nouvelle version 2018 des
laboratoires de mathématiques. Et la grande innovation est la suivante :
- les laboratoires
de mathématiques servent centralement à la formation continue des enseignants
- en conséquence
il n’y a plus d’élèves dans les laboratoires de mathématiques « sauf si la taille [du laboratoire] le
permet ».
Loin
de tout négativisme pourrions-nous avancer une proposition comme il se
doit, c'est-à-dire « positive et innovante » : en considérant
que la limitation regrettable de l’intégration des élèves dans les laboratoires de mathématiques est une
question de taille et que l’on ne peut pas augmenter la taille des laboratoires,
peut-on en déduire que l’on devrait réduire celle des élèves ?
*
* *
IV) Emile
Borel et les programmes consolidés de 2018
Voici
ce que disent – BOEN n°30 du 26/07/2018 – les programmes consolidés actuels de
cycle 2 au chapitre « Grandeurs et mesures » dont voici un extrait
(Les passages soulignés le sont par moi)[viii]
Dans
le cas des longueurs, des masses, des contenances et des durées, les élèves
ont une approche mathématique de la
mesure d'une grandeur : ils déterminent combien de fois une grandeur à
mesurer « contient » une grandeur de référence (l'unité). Ils s'approprient ensuite
les unités usuelles et apprennent à utiliser des instruments de mesure (un
sablier, une règle graduée, un verre mesureur, une balance, etc.).
Puisque
« les élèves ont une approche
mathématique de la mesure d'une grandeur » est suivi de
« : », la suite, c'est-à-dire « ils déterminent combien de fois une grandeur à mesurer « contient » une
grandeur de référence (l'unité) » a une valeur explicative, ce qui
n’est pas sans poser problème.
En
effet ceci signifie donc « qu’avoir une approche mathématique de la mesure
d’une grandeur »
-
soit précède dans le temps « la
[détermination] de combien de fois une
grandeur à mesurer « contient » une grandeur de référence (l'unité) »
- soit
consiste en « la [détermination] de combien de fois une grandeur à mesurer « contient » une
grandeur de référence (l'unité) »
Dans
les deux cas ce qui domine dans le discours est que « ce qui n’est pas mathématique » découle, en termes de contenu
et dans le temps, de « ce qui est
mathématique ». Nous barbotons donc en pleine mathématiques modernes.
Sur
ce court passage reste une double question :
-
les auteurs du texte parlent de « l’approche
mathématique de la mesure d'une grandeur » : il serait judicieux
qu’ils la définissent pour savoir ce qu’elle est et si elle est compréhensible
au cycle 2.
-
comme ils postulent l’existence d’une « approche mathématique de la mesure » en cycle 2, il postulent par là-même
l’existence pour ce même cycle « d’approche(s) non mathématique(s) de
la mesure» dont il serait judicieux
qu’ils expliquent la nature.
Mais
l’on peut dire que la suite du texte confirme notre hypothèse d’un héritage
direct des maths modernes puisque les auteurs expliquent immédiatement
après :
Ils
s'approprient ensuite les unités usuelles et apprennent à utiliser des
instruments de mesure (un sablier, une règle graduée, un verre mesureur, une
balance, etc.).
Tout
devient plus clair et la progression est la suivante (avec
possibilité de simultanéité des deux premiers points) :
1) Approcher mathématiquement la notion de mesure
2)
Déterminer combien de fois une grandeur à mesurer « contient » une
grandeur de référence (l'unité)
3) S’approprier les unités usuelles
4) Utiliser les instruments de
mesure
Il
est assez clair que cette démarche, simple ou répétée, qui part explicitement d’un
plus
abstrait (la mesure) pour aller à
un plus
concret (par exemple connaitre les unités de longueur puis enfin
mesurer avec un double-décimètre), est, d’une part la négation fondamentale de la méthode
intuitive qui s’est construite explicitement en qui part du concret non pour y
rester mais pour s’en passer au plus tôt.
Borel
introduit une progression qui propose des instruments de menuiserie pour des
élèves de lycée, c'est-à-dire à partir de la seconde ; dans le cadre actuel des « programmes
consolidés » on propose que les élèves de CE2, c'est-à-dire 7 ans avant,
« approchent mathématiquement la notion de mesure ».
Pour
avoir une description plus vivante ce cette opposition de méthodes, on peut
consulter « Mon
papa, lui, ne fait pas comme ça » ou « Jojo viole les lois de la
didactique ».
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* *
Comme Charles Torossian a
soulevé le lièvre sur Twitter en publiant des extraits du texte d’Emile Borel, ne
serait-il pas utile de poursuivre ce charmant animal et s’intéresser
effectivement à tout ce qui fait la puissance et l’utilité pédagogique d’un
texte qui réfléchit sur une question aussi fondamentale que celle de la nature
des « Exercices pratiques de mathématiques » dans l’enseignement primaire ou
dans l’enseignement secondaire ?
Et on pourrait commencer
par demander aux auteurs des 21mesures s’ils approuvent Borel lorsqu’il écrit :
On peut même, sans paradoxe, soutenir
que, plus un élève est capable de raisonner juste, plus une faute de calcul
doit être regardée comme grave dans son devoir ; car la confiance même qu’il a
légitimement dans l’exactitude de ses raisonnements entraînera des inconvénients
pratiquement plus graves que si, se méfiant de lui-même, il n’utilisait son
résultat pour un but réel qu’après l’avoir vérifié par une autre méthode ou
recouru aux lumières d’un conseiller plus habile.
Cabanac, le 1er
mai 2019
Michel Delord
[1] Je dois ajouter que, ici, je ne
prends que la version soft des
explications des justificateurs. Steven Leinwand, qui a fait partie des plus
hautes instances responsables de l’enseignement des mathématiques aux USA est
un représentant de la tendance « hard » puisqu’il considère que savoir
faire les calculs à la main est non seulement inutile mais «potentiellement dangereux »
" Il est temps
de reconnaître que, pour beaucoup d'élèves, s'excluent mutuellement d'une part,
la véritable puissance des mathématiques et, d'autre part, la capacité de faire
"à la main" des opérations portant sur des nombres à plusieurs chiffres.
En fait, il est temps de comprendre que le fait de continuer à enseigner ces
techniques n'est pas seulement non nécessaire mais contre-productif et tout à
fait dangereux"
Steven Leinwand, It’s
Time To Abandon Computational Algorithms, Education Week, 02/09/1994
[2] La commission Kahane utilise donc le
mot compétence et pas le mot connaissance. Si l’on écrit « Il semble difficile d’exiger de l’école
qu’elle consacre un part importante du temps réduit dont elle dispose pour
développer des connaissances que plus personne n’utilise », on
constate bien que le sens n’est pas le même.
[3] Je précise un peu ce qui est pédagogiquement nocif :
utiliser
la calculatrice pour effectuer des opérations tant que l’élève ne sait pas les effectuer
de manière aisée à la main. Un
exemple : les élèves font les divisions euclidiennes sans recours à la
calculatrice tant qu’ils ne savent pas faire
à la main une division d’un nombre à cinq chiffres par un nombre à trois
chiffres.
[4] Traduction libre du texte/chanson New Math écrit par le
mathématicien/chansonnier beatnik Tom Lehrer en 1965 :
« In the new approach, as you know, the
important thing is to understand what you are doing rather than to get the
right answer » Tom Lehrer, New Math,
[iii] Commission Kahane, Rapport d’étape sur le calcul, page 40.
[iv] Commission Kahane, Présentation des rapports et recommandations,
page 3
[v] Services éducatifs, Types d’erreurs en mathématiques : Erreur mineure vs erreur conceptuelle/erreur procédurales,
2019.
Ministère de l'Éducation et de l'Enseignement
supérieur du Québec, Commission scolaire des découvreurs.
[vi] Évaluation formative : LES
OBJECTIFS DE BASE
La différence entre une erreur mineure et une erreur
non mineure
[vii] On peut donner quelques références
de textes d’auteurs prestigieux qui justement parlent abondamment de l’erreur
en mathématiques SANS EVOQUER LES ERREURS DE CALCUL
- Guy Brousseau, Les
erreurs des élèves en mathématiques. Étude dans le cadre de la théorie des
situations didactiques, 2001,
- Michèle Artigue, Le rôle de l’erreur en
mathématiques, 2009,
[viii] Programme du cycle 2 (En vigueur à
compter de la rentrée de l’année scolaire 2018-2019), Chapitre Mathématiques,
2018, page 70.